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ETUDE

SUR

LES CHANTS ET LES JEUX

DE L'ENFANCE

DANS LA SUISSE ALLEMANDE,

Avant d'entrer en matière, nous nous hâtons de prévenir l'erreur où tomberaient les personnes qui, sur un titre gracieux et souriant, se promettraient une série de tableaux aimables, un délassement littéraire. Nous ne leur soumettons qu'un examen grave et scientifique,

La marche de l'esprit humain et le cours des événements, pendant le dix-huitième siècle et le premier quart du dix-neuvième, ont porté l'étude de l'humanité vers la généralisation. Pendant cette période ont régné successivement la philosophie française et la philosophie allemande; la politique a fondé sur des principes universels une constitution pour tous les peuples, depuis les Iroquois jusqu'aux Anglais; l'étude des langues a été dominée par la grammaire générale; l'histoire enfin a été subordonnée à la philosophie de l'histoire. Ainsi la science de la nature humaine, la science de la société, la science du langage, expresssion de l'une, lien de l'autre, se sont attachées aux points de vue généraux, et pour faire connaître le passé, on a raconté bien souvent des généralités et des abstractions.

Notre âge a une tendance différente, mais il ne dédaigne pas celui qui l'a précédé. L'homme fait ne jette pas un regard de dédain sur sa jeunesse et son enfance; il sait que sans elles son âge mûr ne serait pas ce qu'il est. Aujourd'hui que la philoso

phie n'a plus la même vogue qu'au dernier siècle et au commencement du nôtre, que l'on observe plus rigoureusement les faits, que l'on se plaît à creuser les spécialités, on retire un avantage positif de la généralisation précédente : on aborde les faits particuliers, non pour eux-mêmes, mais comme des éléments de l'étude de l'humanité, et on les rapproche en grand nombre pour en déduire les lois ou les observations générales. Sans méconnaître la haute place qu'occupe dans la science l'Histoire de la civilisation de M. Guizot, nous voyons la plupart des grands historiens de notre temps, et M. Guizot luimême, approfondir avec persévérance l'histoire d'une époque, d'un événement, et multiplier les investigations pour donner aux faits, aux hommes et au temps leur vraie physionomie. L'étude des mœurs, des coutumes, des opinions, des traditions, des superstitions, est moins l'objet de travaux d'ensemble, qu'elle n'est scrutée sur chaque point et dans chaque contrée par des hommes spéciaux. Dans la linguistique enfin, la comparaison et l'histoire des langues ont pris la place d'honneur qu'occupait la grammaire générale : la philosophie du langage rassemble aujourd'hui des faits. Le temps de la coordination venu, les vastes intelligences ne feront pas défaut.

En attendant, les études spéciales réclament encore tout un contingent d'hommes et de travaux. Les pays de langue francaise sont, pour certaines branches de recherches, en arrière des pays germaniques. Ce ne sont pas les richesses qui leur manquent, mais l'exploitation. L'industrie a découvert depuis vingt-cinq ans, sous la surface d'un sol que l'agriculture seule exploitait, des mines de bien des espèces, des sources d'aisance ou de fortune pour beaucoup de familles. La surface du domaine du savoir ne recouvre pas moins de richesses intellectuelles : ceux qui auront le courage et la force d'entreprendre et de continuer des fouilles, feront leur fortune en dotant la science.

Les Alpes de la Suisse française ont subi les dernières l'envahissement de la horde des touristes, et il s'en faut que ceuxci en connaissent toutes les beautés. Il y reste encore pour la vie intime des Alpes des asiles verts qu'une curiosité indifférente n'a pas profanés et où les âmes, faites pour cette nature, jouissent des ravissements de la solitude alpestre. Les croyances, la poésie, les récits populaires de la Suisse romane euserrent de même des trésors que les investigateurs ont laissés in

tacts, et qu'il doit être réservé aux fils du pays de rassembler et de faire valoir. Ce pays a eu pourtant son explorateur savant et poète, le doyen Philippe Bridel, qui dans les Etrennes helvétiennes, devenues le Conservateur suisse, a fait revivre, avec la gloire de la patrie, les vieux récits et les vieilles mœurs de sa contrée natale. Ses recherches et ses peintures ont excité des efforts et fait naître des travaux, même dans les cantons allemands. Il a été l'un des pères d'une étude qui depuis a grandi. A son flambeau s'est allumée l'ardeur des fils et des disciples qu'il s'est félicité d'avoir vus naître, et dont le pays s'honore, Louis Vulliemin et Juste Olivier. Ce n'est donc pas sur une terre vierge que nous appelons aujourd'hui l'attention, mais sur une terre féconde. C'est à la vue de l'or qu'elle a fait briller aux yeux que nous appelons l'exploitation de celui qu'elle recèle.

La Suisse française possède des richesses inconnues au grand public littéraire ou simplement curieux légendes, traits de mœurs, souvenirs, poésies, rondes, anecdotes et bons mots populaires, originalité d'esprit et de langage, toutes choses en rapport avec l'histoire du pays et le caractère du peuple. La Suisse romande a sa physionomie à elle, par cela même qu'elle est à la fois suisse et romande. Rapprochée de l'Italie par sa position géographique et son vieil idiome populaire, le patois; rapprochée de la France par sa frontière, par la langue et par des habitudes intellectuelles et littéraires, romane, sans être ni italienne ni française, elle est suisse par son histoire, son caractère et son amour de la liberté, c'est dans la Suisse qu'elle a son centre de gravitation et son orbite : l'antagonisme et l'attrait la font tourner dans ce cercle, comme des forces opposées font mouvoir la terre autour du soleil, qui la réchauffe et la fertilise. Ces traits réunis forment l'originalité nationale de la Suisse romande: la méconnaître serait une trahison envers ellemême et envers la patrie centrale.

Les jeunes générations élevées dans l'amour de la vérité et de la patrie, et qui puisent dans la culture intellectuelle un aliment à la fois humain et national, loin de se tromper sur le caractère original de leur pays, plus éloignés encore de le renier, travaillent depuis longtemps et travailleront de plus en plus à l'ho

norer.

Ces jeunes gens à l'âme généreuse, au talent dévoué, sont ceux dont la littérature nationale réclame le concours. Recher

cher les richesses oubliées ou enfouies, les rapprocher de celles que l'on connait et les grouper les unes et les autres, voilà la tâche que des motifs intéressants les sollicitent d'accepter et de remplir. Ce n'est une tâche ni de quelques jours ni de quelques années; elle demande persévérance et activité. Nous la signalons aux jeunes gens, parce qu'ils ont l'ardeur, la chance d'un avenir prolongé et l'intérêt d'associer à leurs études générales une étude spéciale, aboutissant à une création qui remplira une lacune. I importe d'ailleurs à la conservation comme à l'honneur d'un pays de maintenir, en présence des préoccupations matérielles qui dominent, les droits de la pensée désintéressée, l'étude qui se suffit à elle-même et la science qui n'aspire à conquérir que la vérité.

Ces réflexions dont nous recommandons l'objet à l'activité studieuse de nos jeunes compatriotes nous sont suggérées par un ouvrage aussi érudit que curieux que vient de publier M. E. L. Rochholz et qui a pour titre : Les Chants et les Jeux allemaniques de l'enfance en Suisse1. Au premier abord le sujet semble futile, mais on ne tarde pas à se convaincre que rien n'est petit dans la sphère de la science qui sonde la nature humaine : tout en elle conduit à l'étude des lois de l'esprit humain. Afin d'éclairer son sujet, l'auteur commence donc forcément par en dépasser les limites: il nous montre dans l'esprit de l'homme le penchant aux jeux de la parole musicale tels que l'allitération et la rime, pour nous faire voir ensuite que ces combinaisons, qui semblent une invention des poètes, une œuvre savante de ces artistes de la parole, sont un fait primitif de la nature humaine, un produit spontané du riche sol de l'âme.

Nous ne pouvons songer à faire une analyse critique d'un ouvrage qui rentre dans la domaine des journaux scientifiques spéciaux, et dont les détails appartiennent à une langue étrangère. Nous nous bornons à quelques exemples des recherches qu'exige et de l'intérêt qu'offre l'explication de certains faits de la vie de l'enfance.

Ces faits en eux-mêmes nous intéressent. L'imagination se repose et le cœur se dilate, quand on voit, par exemple, dans l'an

4 Alemannisches Kinderlied und Kinderspiel aus der Schweiz. Gesammelt und sitten-und sprachgeschichtlich erklært von Ernst-Ludwig Rochholz. Leipzig, J. G. Weber, 1857, in-8.

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cienne Grèce, comme M. Rochholz le rappelle, dans ce monde de dieux, de législateurs, de héros, d'orateurs et de philosophes, les petites filles jouer avec des poupées et leur préparer de petits lits, les jeunes garçons s'exercer à lancer la paume ou à faire tourner le sabot, les enfants des deux sexes s'amuser à colin-maillard; ou bien encore quand on entend les nourrices. endormir leurs nourrissons avec un chant enfantin, les enfants entonner des chansons diverses pour leurs divers jeux, quelques-uns chanter et mendier de porte en porte, en montrant dans une cage un oiseau précurseur du printemps. Après la grande migration des peuples, quand la race germanique s'est assise dans le nord, le centre et l'orient de l'Europe, et a poussé des avant-postes vers le midi, on aime à voir chez ces hordes encore frémissantes d'une ardeur guerrière les enfants, comme ceux de nos jours, tirer de la sève du bouleau une boisson printanière, ou imiter comiquement dans les rues la voix et les paroles des crieurs publics.

Sous le rapport linguistique, il est surtout curieux de voir remonter au Xe et même au IXe siècle des mots allemaniques de la langue actuelle des enfants. L'identité de cette langue dans toute les contrées où les idiomes allemands ont pénétré, est bien remarquable; nous disons l'identité et non pas une simple ressemblance. Le fond, la forme et jusqu'aux mots et aux rimes de certains chants de l'enfance ou de formules poétiques adoptées par les jeux, ont été retrouvés par les savants dans les pays d'Anhalt, d'Oldenbourg, à Brême, à Danzig, dans la Hess, en Souabe, en Autriche, en Bohème, en Hongrie, tels qu'on les entend sur les bords de l'Aar et au pied du Jura dans les cantons de Berne, de Soleure, d'Argovie et de Bâle. Les formules rimées, par lesquelles les enfants, dans les jeux, s'excluent successivement jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un, le savant Müllenhoff les a recueillies dans le Schleswig-Holstein et dans les îles allemandes de la mer du Nord, et M. Rochholz les a entendues en observant les jeux des enfants de Gressonnay dans la haute vallée de la Lésia sur le versant méridional du Mont Rose. Ce phénomène ne s'explique ni par la culture intellectuelle ni par la coutume: les gens cultivés de cette contrée parlent un idiome italien, et le peuple, pour ses besoins, n'a pas recours au commerce; il cuit son pain, sale et fume sa viande pour toute l'année à la fois; chez lui la vaccine est incon

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