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opposition. « Un corps ne choisit pas où il se meut, mais il va comme il est poussé (1). Il va naturellement un même train, selon les dispositions où on l'a mis (2), et le premier ressort dont Dieu a voulu que tout dépendit, étant une fois ébranlé, ce même mouvement s'entretient toujours (3). Car la matière en elle-même est toujours purement passive, comme Platon l'a dit expressément (Timée) (4). » Il n'er est pas ainsi de l'âme; elle n'est pas agie, elle agit, et son action résulte d'une manière immédiate de sa délibération et de son choix.

De là ce souverain empire qu'elle exerce sur le corps, « qu'elle transporte où elle trouve bon, et qu'elle expose à tels périls qu'il lui plaît, même à sa ruine certaine (5). »

L'âme enfin se distingue tellement du corps, que, «< connaissant si bien et si distinctement ses sensations, ses imaginations et ses désirs, elle ne connaît la délicatesse et les mouvements ni du cerveau, ni des nerfs, ni des esprits, ni même si ces choses sont dans la nature (6). L'âme se démêlé comme expérimentalement d'avec le corps (7). »

D'ailleurs, «< si nous sommes tout corps et tout matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit

(1) Bossuet, t. XXII, p. 159.
(2) Idem, ibid., p. 235.
(3) Idem, ibid., p. 114.

(4) Idem, ibid., p. 303.
(5) Idem, ibid., p. 174.
(6) Idem, ibid., p. 180.

pur? et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom? Sans doute on peut dire en ce lieu et avec raison, que, lorsque nous parlons de ces esprits, nous n'entendons pas trop ce que nous disons; notre faible imagination, ne pouvant soutenir une idée si pure, lui présente toujours quelque petit corps pour la revêtir. Mais après qu'elle a fait son dernier effort pour les rendre bien subtils et bien déliés, ne sentons-nous pas en même temps qu'il sort du fond de notre âme une lumière céleste qui dissipe tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous ayons pu les figurer? Si nous la pressons davantage et que nous lui demandions ce que c'est, une voix s'élèvera du centre de l'âme : « Je ne sais pas ce que c'est, mais néanmoins ce n'est pas cela (1). »

C'est ainsi que Bossuet donne par son exposition une force nouvelle aux arguments que la philosophie spiritualiste a constamment employés, depuis Platon, pour résoudre le problème de la distinction de l'âme et du corps.

Il les distingue d'autant mieux qu'il a pénétré plus avant leur nature, et, au lieu que cette étude comparée conduit les esprits superficiels à douter de l'âme, la conviction de Bossuet en sort plus vive et plus épurée. Rien de plus précis que ses conclusions.

« De quelque manière, dit-il, qu'on tourne et

(1) Bossuet, t. viii, p. 408.

qu'on remue le corps, que ce soit vite ou lentement, circulairement ou en ligne droite, en masse ou en parcelles séparées, cela ne le fera jamais sentir, encore moins imaginer, encore moins raisonner et entendre la nature de chaque chose et la sienne propre; encore moins délibérer et choisir, résister à ses passions, se commander à soi-même, aimer enfin quelque chose jusqu'à lui sacrifier sa propre vie.

» Il y a dans le corps humain une vertu supérieure à toute la masse du corps, aux esprits qui l'agitent, aux mouvements et aux impressions qu'il en reçoit. Cette vertu est dans l'âme, ou plutôt elle est l'âme même, qui, quoique d'une nature élevée au-dessus du corps, lui est une toutefois par la puissance suprême qui a créé l'une et l'autre (1). » Mais si la distinction de l'âme et du corps résulte avec évidence des simples données de l'analyse, leur union, qui est constante, soulève d'impénétrables obscurités. Le genre humain admet cette union, sans chercher à la comprendre; la philosophie qui brûle de tout connaître, s'efforce d'en découvrir le

secret.

Tantôt, << ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce grand mélange, elle répond que la nature s'est jouée en unissant deux pièces qui n'ont aucun rapport, et ainsi que par une espèce de caprice, elle a formé ce prodige qu'on appelle

l'homme (1). » Tantôt plus confiante, ou plus téméraire, elle imagine des hypothèses qu'elle prend pour des explications.

Ce n'est point ici le lieu de parler de l'archée de Van Helmont, de la flamme vitale de Willis, du médiateur plastique de Cudworth, ni de l'influx physique d'Euler. Nous avons uniquement à suivre la tradition cartésienne dans Bossuet.

Descartes avait tellement séparé l'âme et le corps, que leur influence réciproque devenait inintelligible. Aussi quand il lui faut en rendre compte, il hésite et se trouble. Leibniz déclare même « qu'il avait quitté la partie là-dessus, autant qu'on le peut connaître par ses écrits (2). »

Toutefois, à bien consulter ses écrits, on découvre que Descartes sortait de la difficulté en faisant appel à l'intervention divine. Cette théorie, qui, chez lui, se rattache d'une manière immédiate à celle de la création continue, devient explicite chez ses successeurs. Déjà Geulincx affirme que l'homme est à la fois le spectateur et le théâtre de l'action de Dieu, qui est le seul acteur, nudus et inermis eorum spectator (3), et bientôt Malebranche, illuminant cette doctrine des clartés de son style, produit le système des causes occasionnelles que Leibniz croit à tort avoir complété par son hypothèse de l'harmonie préétablie. C'est à Dieu que Malebranche

(1) Bossuet, t. VIII, p. 409.

(2) Leibniz, Nouveaux essais, p. 474. (3) Metaphysica, p. 23.

rapporte les pensées que l'àme conçoit, à l'occasion des mouvements du corps, et les mouvements que le corps exécute, à l'occasion des pensées de l'âme (1). Leibniz, simplifiant cette explication, suppose que « Dieu, par un artifice prévenant, a formé dès le commmencement l'àme et le corps d'une manière parfaite et réglée avec tant d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres lois qu'elle a reçues avec son être, chacune de ces substances s'accorde pourtant avec l'autre (2).

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Bossuet, on doit l'avouer, abonde sur cette question dans le sens cartésien, et bien qu'il n'aille point aux précisions, cette opinion compromettante ne manquera pas de porter ses conséquences dans la question de la liberté.

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Quoiqu'il lui semble difficile et peut-être impossible de pénétrer le secret de l'union de l'âme avec le corps (3), il en voit pourtant quelque fondement, en ce qu'elle se fait remarquer par deux effets.

Le premier est que de certains mouvements du corps suivent certaines pensées ou sentiments de l'âme; et le second réciproquement, qu'à une certaine pensée ou sentiment qui arrive à l'âme sont attachés certains mouvements qui se font en même temps dans le corps.

Le premier de ces deux effets paraît dans les

(1) Malebranche, Entretiens métaphysiques, IV, VII.

(2) Leibniz, 1re série, p. 480.

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