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CHAPITRE V.

Théorie de la Providence.

Après avoir considéré que la philosophie consiste principalement à rappeler l'esprit à soi-même, pour l'élever ensuite comme par un degré sûr jusqu'à Dieu, Bossuet a commencé par là «comme par la recherche la plus aisée, aussi bien que la plus solide et la plus utile qu'on se puisse proposer. Car pour devenir parfait philosophe, l'homme n'a besoin d'étudier autre chose que lui-même ; et sans feuilleter tant de livres, sans faire de pénibles recueils de ce qu'ont dit les philosophes, ni aller chercher bien loin des expériences, en remarquant ce qui se trouve en lui, il reconnaît par là l'auteur de son être (1). » En effet, « Dieu n'habite point dans la matière; l'air le plus pur et le plus subtil ne peut être le siége où il réside; sa vraie demeure est dans l'âme, qu'il a faite à sa ressemblance qu'il éclaire de sa lumière, et qu'il remplit de sa gloire (2).

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(1) Bossuet, t. XXII, p. 14. (2) Idem, t. xxvii, p. 75.

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La psychologie, où se trouvent en quelque sorte infuses la logique et la morale, n'est donc pour Bossuet qu'un acheminement perpétuel vers la théodicée, et notre manque d'être lui démontre Dieu autant que notre être même.

Ainsi, vouloir être heureux, c'est confusément vouloir Dieu, et ce désir de bonheur qui nous agite nous fait concevoir «une nature vraiment bienheureuse et qui n'a rien à désirer (1). »

« Dès là encore que notre âme se sent capable d'entendre, d'affirmer et de nier, et que d'ailleurs elle sent qu'elle ignore beaucoup de choses, qu'elle se trompe souvent, et que souvent aussi, pour s'empêcher d'être trompée, elle est forcée à suspendre son jugement et à se tenir dans le doute; elle voit à la vérité qu'elle a en elle un bon principe, mais elle voit aussi qu'il est imparfait et qu'il y a une intelligence plus haute à qui elle doit son être. Car si nous étions tout seuls intelligents dans le monde, nous seuls nous vaudrions mieux avec notre intelligence imparfaite que tout le reste qui serait tout à fait brute et stupide; et on ne pourrait comprendre d'où viendrait, dans ce tout qui n'entend pas, cette partie qui entend, l'intelligence ne pouvant naître d'une chose brute et insensée. Il faudrait donc que notre âme, avec son intelligence imparfaite, ne laissât pas d'être par elle-même, par conséquent d'être éternelle et indépendante de

(1) Bossuet, t. XXII, p. 199.

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toute autre chose : ce que nul homme, quelque fou qu'il soit, n'osant penser de soi-même, il reste qu'il connaisse au-dessus de lui une intelligence parfaite, dont toute autre reçoive la faculté et la mesure d'entendre.

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>> Nous connaissons donc par nous-mêmes et par notre propre imperfection, qu'il y a une sagesse infinie qui ne se trompe jamais, qui ne doute de rien, qui n'ignore rien, parce qu'elle a une pleine compréhension de la vérité, ou plutôt qu'elle est la vérité même (1); » et c'est cette vérité que poursuit notre intelligence.

Par la même raison, nous connaissons «qu'il y a une souveraine bonté qui ne peut jamais faire aucun mal, au lieu que notre volonté imparfaite, si elle peut faire le bien, peut aussi s'en détourner (2). » Étres libres, nous tendons vers un but qui est Dieu, et notre liberté subordonnée et défaillante suppose invinciblement un premier Libre qui ne peut jamais faillir.

Dieu est donc en nous et « nous ne pouvons l'atteindre (3). Notre faible entendement ne pouvant porter une idée si pure, attribue toujours, si l'on n'y prend garde, quelque chose du nôtre à ce premier être. L'effet le plus nécessaire de la connaissance doit être par conséquent de démêler soigneusement de l'idée que nous nous formons de Dieu

(1) Bossuet, t. XXII, p. 198. (2) Idem, ibid., p. 199.

(3) Idem, t. vII, p. 287.

toutes les imaginations humaines (1), exprimant d'ailleurs comme nous pouvons ce que nous ne pouvons assez exprimer comme il est (2). »

De toute éternité Dieu est : Dieu est parfait (3). Car le parfait est plutôt que l'imparfait, et l'imparfait le suppose, parce qu'il y a une perfection, avant qu'il y ait un défaut (4). « Étre éternel, immense, infini, exempt de toute matière, libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection, quel est ce miracle? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité? où avons-nous songé cette infinité (5) ? »

Bossuet reproduit la preuve cartésienne par excellence de l'existence de Dieu. De plus, à l'exemple de Descartes, et d'accord en cela avec Malebranche et Leibniz (6), il affirme qu'en Dieu l'idée de l'existence et l'idée de l'essence ne sont pas distinguées. « Il n'y a qu'un seul objet en qui ces deux idées sont inséparables; c'est cet objet éternel qui est conçu comme étant de lui, parce que dès là qu'il est conçu comme étant de lui, il est conçu comme étant toujours, comme étant

(1) Bossuet, t. VIII, p. 293.

(2) Idem, ibid., p. 515.

(3) Idem, t. v, p. 2.

(4) Idem, ibid., p. 4.

(5) Idem, t. VIII, p. 408. Cf. t. XI, p. 42.

(6) Malebranche, Recherche de la vérité, liv. 4, p. 349.—Leibniz, édition Dutens, Op., t. II, part. 1o, p. 254.

immuablement et nécessairement, comme étant incompatible avec le non-être, comme étant la plénitude de l'être, comme ne manquant de rien, comme étant parfait, et comme étant tout cela par sa propre essence, c'est-à-dire comme étant Dieu parfaitement heureux (1). »

Mais au lieu de proscrire sans réserve l'argument des causes finales, comme l'avait fait Descartes, Bossuet le développe avec complaisance.

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Quel architecte est celui, qui faisant un bâtiment caduc, y met un principe pour se relever de ses ruines!.... Si nous considérons une plante qui porte en elle-même la graine d'où il se forme une autre plante, nous serons forcés d'avouer qu'il y a dans cette graine un principe secret d'ordre et d'arrangement, puisqu'on voit les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits s'expliquer et se développer de là avec une telle régularité; et nous verrons en même temps qu'il n'y a qu'une profonde sagesse qui ait pu renfermer toute une grande plante dans une si petite graine, et l'en faire sortir par des mouvements si réglés. Mais la formation de nos corps est beaucoup plus admirable (2). »

Il n'y a pas même jusqu'à la preuve qui se tire du consentement universel que Bossuet omette d'invoquer, tellement il pense, à l'encontre de Pascal (3), qu'il importe d'établir d'une manière

(1) Bossuet, t. xxv, p. 40.

(2) Idem, t. XXII, p. 191.

(3) Pascal, Pensées, 2o part, art. 3.

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