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velles routes à la pensée moderne, ou de Bossuet qui en signala les écueils.

Descartes est un penseur solitaire, qui croit, en s'appliquant à augmenter par degrés sa connaissance, s'être choisi une occupation solidement bonne et importante (1). Uniquement attentif aux progrès de son esprit, il paraît ne pas même soupçonner la révolution qu'il prépare, et s'il se décide à produire ses ouvrages, il ne les propose que comme une histoire, ou, si on l'aime mieux, que comme une fable (2). Parti du sens commun, il aboutit au sens individuel, et les nécessités d'un système finissent souvent chez lui par affaiblir et compromettre les données de la raison.

Bossuet, au contraire, se trouve jeté dès le début au milieu des difficultés du monde. Rien de considérable ne se fait dans l'État qu'il n'y mette la main, et sa vigueur croissant avec les périls, son unique souci est de les conjurer. Peu lui importe l'avancement de son intelligence, pourvu qu'il sauve les âmes, et, s'il faut, pour les convaincre, qu'il ait recours aux lumières de l'esprit pur, il s'attachera à celles des maximes de la philosophie qui portent en elles un caractère certain de vérité, et qui peuvent être utiles à la conduite de la vie (3). De cet effort constant vers la pratique vient sa supériorité. Comme Descartes, à côté des droits de la Foi, il

(1) Descartes, OEuvres complètes, Disc. de la méth., t. 1, p. 124. (2) Idem, ibid.

(3) Bossuet, t. XXII, p. 14.

reconnaît ceux de la Raison. Mais il concilie la théologie et la philosophie avec une assurance qui manqua toujours à l'auteur des Méditations, « puisqu'il lui reproche d'avoir toujours craint d'être noté par l'Église, et d'avoir pris sur cela des précautions dont quelques unes allaient jusqu'à l'excès (1). »

Comme Descartes, il pense que, « pour devenir un vrai philosophe, l'homme n'a besoin que de s'étudier lui-même, sans s'égarer dans les recherches inutiles et puériles de ce que les autres ont dit et pensé (2). » Mais sans subir en aveugle le joug de l'autorité, il sait mieux que lui interroger les antérieurs, et s'approprier ce que leurs conceptions ont d'irréprochable.

» et

Comme Descartes, il déclare que « c'est une partie de bien juger que de douter quand il faut, que << la vrai règle de bien juger est de ne juger que quand on voit clair (3). » Mais, après avoir distingué le doute méthodique du scepticisme et placé dans l'idée claire le critérium de la certitude, il s'empresse de réduire ces principes à de justes bornes, et ajoute, ce que Descartes avait ignoré, « qu'outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de générales qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles, qu'on renverserait tout en les niant (4)..>>

(1) Bossuet, t. XXVI, p. 442.

(2) Idem, XXII, p. 14.

(3) Idem, ibid., p. 78. Cf. p. 72, 74, 82.

Comme Descartes enfin, c'est dans la conscience qu'il fixe le point de départ de la philosophie (1.). Mais mieux que lui il unit d'une manière constante l'expérience au raisonnement, et pousse plus avant l'analyse psychologique, sans jamais la confondre avec l'analyse des géomètres.

Bossuet élève donc, épure et vivifie en les complétant, les principes posés par Descartes. Il y a plus; il les coordonne, et tandis que Descartes ne considère ses écrits métaphysiques que comme des essais de sa Méthode (2), à laquelle il rapporte tout, Bossuet conçoit un plan régulier de philosophie.

Ce plan n'a rien de commun avec la division vulgaire alors de la philosophie en Logique, Physique, Morale et Métaphysique, laquelle se subdivisait en Ontologie, ou science de l'être en général, et Pneumatologie, ou science de Dieu et de l'âme (3). Cet ordre est à la fois trop complexe et trop factice pour que Bossuet s'y doive arrêter.

Il a son art, ses règles, ses principes qu'il réduit, autant qu'il le peut, à un premier principe qui est un, et c'est par là qu'il est fécond (4). L'unique pensée d'où sortiront toutes les autres, et sur laquelle il formera le plan de sa philosophie, sera ce

(1) Bossuet, t. xxii, p. 59, 125, 132, 135, 221.

(2) Descartes, Lettres, t. vI, p. 138.

(3) C'est le plan des institutions philosophiques de Pourchot, recteur de l'université de Paris, contemporain et ami de Bossuet.

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précepte de l'Évangile : « Considérez-vous attentive» ment vous-mêmes (1); » et aussi cette parole de David : « O Seigneur, j'ai tiré de moi une merveil» leuse connaissance de ce que vous êtes. » Il fera voir par là qu'un homme qui sait se rendre présent à lui-même trouve Dieu plus présent que toute autre chose, puisque sans lui il n'aurait ni mouvement, ni esprit, ni raison, selon cette pensée vraiment philosophique de l'apôtre prêchant à Athènes, c'est-àdire dans le lieu où la philosophie était comme dans son fort: « Il n'est pas loin de chacun de nous, puisque c'est en lui que nous vivons, que nous sommes >> mus et que nous sommes (Act. xvII, 27, 28) (2); et encore << Puisqu'il nous donne à tous la vie, la

>>

>>

respiration et toutes choses (Ib., 25) (3). » En outre, l'homme qui a fait réflexion sur lui-même a connu qu'il y avait dans son âme deux puissances ou facultés principales, dont l'une s'appelle entendement, et l'autre volonté, et deux opérations principales, dont l'une est entendre, et l'autre vouloir. Entendre se rapporte au vrai, et vouloir au bien. De là naissent deux sciences nécessaires à la vie humaine, dont l'une apprend ce qu'il faut savoir pour entendre la vérité, et l'autre ce qu'il faut savoir pour embrasser la vertu. Ce sont la Logique et la Morale (4).

(1) Bossuet, t. xxii, þ. 15. (2) Idem, ibid.

(3) Idem, ibid.

Tel est le plan à la fois simple et naturel que s'est tracé Bossuet.

Tandis que l'école fait précéder l'étude de l'homme par l'étude de Dieu, Bossuet professe «< que la philosophie consiste principalement à rappeler l'esprit à soi-même, pour s'élever ensuite, comme par un degré sûr, jusqu'à Dieu (1). »

Tandis que l'école place la Logique à la tête des autres parties de la philosophie, Bossuet en cherche les fondements dans la connaissance des facultés humaines et des idées.

Tandis, enfin, que l'école traite de la Métaphysique séparément, Bossuet la répand dans tout ce qui précède (2).

En s'appliquant d'abord à la connaissance de soi-même pour y découvrir les prémisses de la connaissance de Dieu, et, de là, passer à la conception de la vérité et de la vertu, Bossuet ramène ses recherches à une lumineuse et vivante unité. Car, après avoir étudié l'homme en lui-même, il le considère en Dieu son principe et sa fin, et lui enseigne par les préceptes de la Logique et de la Morale les moyens d'arriver à sa destinée, c'est-à-dire à la souveraine vérité et au bien suprême. L'étude de l'homme devient le seul objet de la philosophie, qui entre de la sorte en possession d'elle-même, et où la théorie et la pratique reçoivent une égale satisfaction.

(1) Bossuet, t. XXII, p. 14. (2) Idem, ibid., p. 17.

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