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ESSAI

SUR LA

PHILOSOPHIE DE BOSSUET.

INTRODUCTION.

Le dix-septième siècle est une des époques où la vie a été la plus grave et où les âmes se sont le plus sincèrement émues pour les grands intérêts qui passionnent la nature humaine sans l'avilir, et l'exaltent sans l'enivrer. C'est l'âge des actions héroïques, des mâles vertus, des sublimes remords. Tout ce qui précède paraît une pure enfance, et tout ce qui suit, une caduque vieillesse, en comparaison de cette période merveilleuse que tant de génies divers contribuèrent à illustrer. Le sens commun n'y exclut pas les hardiesses de la spéculation, il les tempère, et la religion et la philosophie, loin d'y lutter entre elles, contractant alliance, s'éclairent l'une l'autre, et se fortifient.

C'est principalement dans cet heureux accord de la théorie et de la pratique, de la Raison et de la Foi, qu'éclate la supériorité du dix-septième siècle sur les temps qui l'ont précédé et sur ceux qui l'ont suivi.

On serait mal venu sans doute à déclamer encore contre la barbarie du moyen âge, aujourd'hui que l'on connaît les travaux de ses Saints et de ses Docteurs. Mais il reste incontestable que les intelligences, fixées alors dans les limites du dogme, ne concevaient point qu'il y eût en deçà une sphère réservée à la pensée pure, ou ne souffraient pas qu'on osat s'y aventurer. L'autorité se tenait en défiance contre l'esprit d'innovation.

Le dix-huitième siècle, au contraire, rejette toute règle comme une tyrannie, remonte à l'origine des choses pour y trouver la condamnation du présent, et souvent à la réalité substituant des paradoxes, s'efforce, sur les ruines de la Foi qu'il méprise, d'établir l'empire absolu de la Raison.

Dans sa forte maturité, le dix-septième siècle sut éviter les excès. Il comprit que la Raison et la Foi sont distinctes, mais non séparées, qu'elles s'opposent sans se détruire, et qu'en définitive elles conviennent, sans qu'on puisse toujours démêler leurs secrets rapports.

Ainsi Leibniz proclame (1) « que deux vérités ne sauraient se contredire, que l'objet de la Foi est la vérité que Dieu a révélée d'une manière extraordinaire, et que la Raison est l'enchaînement des vérités, mais particulièrement (lorsqu'elle est compa-. rée avec la Foi) de celles où l'esprit humain peut atteindre naturellement, sans être aidé des lumières

(1) Leibniz, Théodicée, p. 25, 47, édition Charpentier.

de la Foi. » Donc «comme la Raison est un don de Dieu, aussi bien que la Foi, leur combat ferait combattre Dieu contre Dieu.» C'est pourquoi, tandis que Bayle prétend avec ironie qu'il est nécessaire de captiver son entendement sous l'obéissance de la Foi, Leibniz conclut d'une manière aussi ingénieuse que solide, en disant : « Nous pouvons atteindre ce qui est au-dessus de nous, non pas en le pénétrant, mais en le soutenant, comme nous pouvons atteindre le ciel par la vue et non par l'attouchement (1). »

A côté de Leibniz, on dirait presque au-dessus de lui, comme la plus haute expression d'un siècle, où la pensée ne prit un si noble essor que parce qu'elle partait de principes assurés, vient se placer Bossuet.

Bossuet est le prince du sens commun. Nul n'a moins subi le joug des principes absolus et n'a mieux compris comment, dans les conclusions pratiques, la tâche de la vertu et de l'intelligence consiste à faire route entre des principes vrais et parfois opposés. Nul, par conséquent, n'a résolu d'une manière plus radicale l'essentiel problème de l'accord de la Raison et de la Foi.

Que l'on considère le rôle de Bossuet au dixseptième siècle, et l'on admirera l'énergie sans défaillance avec laquelle il repousse l'erreur, d'où qu'elle vienne, persuadé « que nous ne pouvons rien

(1) Leibniz, Théodicée, p. 63.

contre la vérité, mais pour la vérité, à laquelle tout doit servir et tout doit céder, comme la vérité elle-même l'ordonne (1). » Son cœur est à la fois un cœur de chair et un cœur de fer, et quand ses adversaires s'indignent de l'âpreté de ses poursuites, ou gémissent sous la violence de ses coups, c'est de Dieu qu'il se réclame « contre les mollesses du monde et ses vaines complaisances (2). »

Bossuet fut par excellence le modérateur, souvent même le dictateur des esprits. Ses écrits sont autant d'actions, et il n'y a pas une seule de ses actions qui ne soit la mise en œuvre de ses écrits. Jeune encore, il réfute Paul Ferri; plus tard il rédige cette savante Exposition de la foi catholique, qui détermine la conversion de Turenne, et bientôt ses conférences avec le ministre Claude portent la conviction dans l'esprit de mademoiselle de Duras. Peu à peu la lutte s'agrandit, et en vient à cet extrême éclat de l'Histoire des variations et des Avertissements aux protestants, contre quoi Basnage et Jurieu ne font que balbutier. Il semble même que sa correspondance avec Molanus et Leibniz doive ramener l'Allemagne des erreurs de la Réforme, et il n'y a pas jusqu'à l'Angleterre dont Bossuet n'espère un instant calmer l'agitation et fixer les changements (3).

(1) Bossuet, OEuvres complètes, édition d'Olivier Fulgence, 18451846, t. XVIII, p. 218.

(3) Idem, t. xxvi, p. 173, 253, Lett. à milord Perth.

Mais il ne suffisait pas d'attaquer l'hérésie jusque dans son domaine; il fallait de plus en repousser les attaques et préserver le catholicisme de ses atteintes. Aussi Bossuet ne souffre pas qu'on biaise, pour peu que ce soit sur les principes de la religion, et, à ses yeux, les questions de la Foi sont toujours inaccommodables.

C'est pourquoi il combat avec force contre les religieuses de Port-Royal sur le formulaire, contre Dupin et Richard Simon sur la traduction et l'exégèse des Écritures, contre le cardinal Sfondrate sur la prédestination, contre Roccaberti sur l'ultramontanisme, contre les PP. Lecomte et Legobien sur les rites de la Chine, contre le docteur Coulau sur l'indifférence des religions, et, s'il le faut, il se déchirera les entrailles plutôt que de laisser l'archevêque de Cambrai autoriser de son nom la piété équivoque de madame Guyon ou de Marie d'Agréda.

L'Église de France reconnaît en Bossuet son définiteur, et c'est lui qui, dans l'assemblée de 1682, rédige la Déclaration du clergé sur la puissance ecclésiastique, comme aussi, dans l'assemblée de 1700, il entraîne la condamnation du Probabilisme.

Il n'est pas jusqu'aux littérateurs sur qui cette droite et ferme intelligence n'étende sa vigilante censure. Tantôt c'est contre les licences de la satire ou les fictions surannées de la mythologie que Bossuet s'élève avec vivacité, et tantôt contre les maximes du P. Caffaro sur la comédie. Enfin, à travers tant de glorieux travaux, et pendant que sa

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