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même instant l'idée d'un grand bâton et d'un petit bâton sans les comparer, sans juger que l'un est plus petit que l'autre, comme je puis voir à-la-fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts (1). Ces idées comparatives plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d'un, de deux, etc. ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu'à l'occasion de mes

sensations.

On nous dit que l'être sensitif distingue les sensations les unes des autres par les différences qu'ont entre elles ces mêmes sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes, l'être sensitif les distingue par leurs différences: quand elles sont semblables, il les distingue parcequ'il sent les unes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distingueroit-il deux objets égaux? il faudroit nécessairement qu'il confondit ces deux objets et les prît pour le même, sur-tout dans un systême où l'on prétend que les sensations représentatives de l'étendue ne sont point étendues.

Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque ob

(1) Les relations de M. de La Condamine nous parlent d'un peuple qui ne savoit compter que jusqu'à trois. Cependant les hommes qui composoient ce peuple, ayant des mains, avoient souvent aperçu leurs doigts sans savoir compter jusqu'à cinq.

jet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n'est pas senti pour cela, Si le jugement de ce rapport n'étoit qu'une sensation, et me venoit uniquement de l'objet, mes jugements ne me tromperoient jamais, puisqu'il n'est jamais faux que je sente ce que je sens.

Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, sur-tout s'ils ne sont pas parallèles ? Pourquoi dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu'il n'en est que le quart? Pourquoi l'image, qui est la sensation, n'est-elle pas conforme à son modèle, qui est l'objet? C'est que je suis actif quand je juge, que l'opération qui compare est fautive, et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets.

Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera, je m'assure, quand vous y aurez pensé; c'est que, si nous étions purement passifs dans l'usage de nos sens, il n'y auroit entre eux aucune communication; il nous seroit impossible de connoître que le corps que nous touchons et l'objet que nous voyons sont le même. Ou nous ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y auroit pour nous cinq substances sensibles, dont nous n'aurions nul moyen d'apercevoir l'identité.

Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sen

sations; qu'on l'appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours estil vrai qu'elle est en moi et non dans les choses, que c'est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu'à l'occasion de l'impression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je le suis d'examiner plus ou moins ce que je sens.

Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent; et, quoi qu'en dise la philosophie, j'oserai prétendre à l'honneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j'en porte, plus je suis sûr d'approcher de la vérité: ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu'à la raison est confirmée par la raison même.

M'étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considère, avec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l'immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu'ils sont ni absolument, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe; et, le premier objet qui se présente à moi pour les comparer, c'est moi-même.

Tout ce que j'aperçois par les sens est matière, et je déduis toutes les propriétés essentielles de la matière des qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont inséparables. Je la vois

tantôt en mouvement et tantôt en repos (1); d'où j'infère que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement, étant une action, est l'effet d'une cause dont le repos n'est que l'absence. Quand donc rien n'agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même qu'elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d'être en

repos.

J'aperçois dans les corps deux sortes de mouvement, savoir, mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là que le mouvement d'une montre, par exemple, est spontané; car si rien d'étranger au ressort n'agissoit sur lui, il ne tendroit point à se redresser, et ne tireroit pas la chaîne. Par la même raison, je n'accorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité (2).

(1) Ce repos n'est, si l'on veut, que relatif; mais puisque nous observons du plus et du moins dans le mouvement, nous concevons très clairement un des deux termes extrêmes qui est le repos; et nous le concevons si bien, que nous sommes enclins même à prendre pour absolu le repos qui n'est que relatif. Or il n'est pas vrai que le mouvement soit de l'essence de la matière, si elle peut être conçue en repos.

(2) Les chimistes regardent le phlogistique ou l'élément du feu comme épars, immobile, et stagnant dans les mixtes dont il fait partie, jusqu'à ce que des causes étrangères le

Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés; je vous dirai que je n'en sais rien, mais que l'analogie est pour l'affirmative. Vous me demanderez encore comment je sais donc qu'il y a des mouvements spontanés; je vous dirai que je le sais parceque je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d'autre cause immédiate que ma volonté. C'est en vain qu'on voudroit raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute évidence; autant vaudroit me prouver que je n'existe

pas.

S'il n'y avoit aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n'en seroit que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que l'état naturel de la matière est d'être en repos, et qu'elle n'a par elle-même aucune force pour agir, qu'en voyant un corps en mouvement je juge aussitôt, ou que c'est un corps animé, ou que ce mouvement lui a été communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à l'idée de la matière non organisée se mouvant d'elle-même, ou produisant quelque action.

Cependant cet univers visible est matière,

dégagent, le réunissent, le mettent en mouvement, et le changent en feu.

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