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faire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, d'un jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux, dans l'âge le plus bouillant de la vie. Vous direz: Ce rêveur poursuit toujours sa chimère; en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau; et croyant toujours suivre la nature, il s'en écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment, c'est presque un miracle s'il leur ressemble en quelque chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis enfants: cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur; ils n'y voient que la longue tyrannie des maîtres; ils croient ne sortir de l'enfance qu'en secouant toute éspèce de joug (1); ils se dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres.

Émile, au contraire, s'honore de se faire homme et de s'assujettir au joug de la raison naissante; son corps, déja formé, n'a plus besoin

(1) Il n'y a personne qui voie l'enfance avec tant de mépris que ceux qui en sortent, comme il n'y a pas de pays où les rangs soient gardés avec plus d'affectation que ceux où l'inégalité n'est pas grande et où chacun craint toujours d'être confondu avec son inférieur.

des mêmes mouvements, et commence à s'arrêter de lui-même, tandis que son esprit, à moitié développé, cherche à son tour à prendre l'essor. Ainsi l'âge de raison n'est pour les uns que l'âge de la licence, pour l'autre, il devient l'âge du raisonnement.

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Voulez-vous savoir lesquels d'eux ou de lui sont mieux en cela dans l'ordre de la nature? considérez les différences dans ceux qui en sont plus ou moins éloignés: observez les jeunes gens chez les villageois, et voyez s'ils sont aussi pétulants que les vôtres. «Durant l'enfance des ❝ sauvages, dit le sieur Le Beau, on les voit tou«jours actifs, et s'occupant sans cesse à diffé<< rents jeux qui leur agitent le corps; mais à peine ont-ils atteint l'âge de l'adolescence, qu'ils deviennent tranquilles, rêveurs; ils ne s'appliquent plus guère qu'à des jeux sérieux «< ou de hasard (1). » Émile, ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes paysans et des sauvages, doit changer et s'arrêter comme eux en grandissant. Toute la différence est qu'au lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour celle où je l'introduis : les sujets de réflexions que je lui présente irritent sa curiosité, parcequ'ils

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(1) Aventures du sieur C. Le Beau, avocat au parlement, tome II, page 70.

sont beaux par eux-mêmes, qu'ils sont tout nouveaux pour lui, et qu'il est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseroient-ils pas à l'application d'esprit qu'on leur a rendue triste, aux lourds préceptes dont on n'a cessé de les accabler, aux méditations sur l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaisirs? Ils n'ont conçu pour tout cela qu'aversion, dégoût, ennui; la contrainte les en a rebutés : le moyen désormais qu'ils s'y livrent quand ils commencent à disposer d'eux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfants. C'est la même chose pour mon éléve; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles; c'est précisément parcequ'elles ennuient les autres qu'il doit les trouver de son goût.

Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps, en retardant au profit de la raison le progrès de la nature. Mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non; je n'ai fait qu'empêcher l'imagination de l'accélérer; j'ai balancé par des leçons d'une autre espèce les leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs. Tandis que le torrent de nos institutions l'entraîne, l'attirer en sens contraire par d'autres institutions, ce n'est pas l'ôter de sa place, c'est l'y maintenir.

Le vrai moment de la nature arrive enfin; il faut qu'il arrive. Puisqu'il faut que l'homme meure, il faut qu'il se reproduise, afin que l'espèce dure et que l'ordre du monde soit conservé. Quand, par les signes dont j'ai parlé, vous pressentirez le moment critique, à l'instant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. C'est votre disciple encore, mais ce n'est plus votre éléve. C'est votre ami, c'est un homme; traitezle désormais comme tel.

Quoi! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus nécessaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même au moment qu'il sait le moins se conduire, et qu'il fait les plus grands écarts? Faut-il renoncer à mes droits quand il lui importe le plus que j'en use? Vos droits! Qui vous dit d'y renoncer? Ce n'est qu'à présent qu'ils commencent pour lui. Jusqu'ici vous n'en obteniez rien que par force ou par ruse; l'autorité, la loi du devoir, lui étoient inconnues; il falloit le contraindre ou le tromper pour vous faire obéir. Mais voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez environné son cœur. La raison, l'amitié, la reconnoissance, mille affections, lui parlent d'un ton qu'il ne peut méconnoître. Le vice ne l'a point encore rendu sourd à leur voix. Il n'est sensible encore qu'aux passions de la nature. La première de toutes, qui est l'amour de soi, le livre à vous; l'habitude vous le livre encore. Si le transport d'un moment vous l'arrache, le regret vous le ramène à l'instant; le

sentiment qui l'attache à vous est le seul perma nent; tous les autres passent et s'effacent mutuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera toujours docile; il ne commence d'être rebelle que quand il est déja perverti.

J'avoue bien que si, heurtant de front ses desirs naissants, vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux besoins qui se font sentir à lui, vous ne seriez pas long-temps écouté; mais sitôt que vous quitterez ma méthode, je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le ministre de la nature; vous n'en serez jamais l'ennemi.

Mais quel parti prendre? On ne s'attend ici qu'à l'alternative de favoriser ses penchants, ou de les combattre ; d'être son tyran, ou son complaisant; et tous deux ont de si dangereuses conséquences, qu'il n'y a que trop à balancer sur le choix.

Le premier moyen qui s'offre pour résoudre cette difficulté est de le marier bien vite; c'est incontestablement l'expédient le plus sûr et le plus naturel. Je doute pourtant que ce soit le meilleur, ni le plus utile. Je dirai ci-après mes raisons; en attendant, je conviens qu'il faut marier les jeunes gens à l'âge nubile. Mais cet âge vient pour eux avant le temps; c'est nous qui l'avons rendu précoce; on doit le prolonger jusqu'à la maturité.

S'il ne falloit qu'écouter les penchants et suivre les indications, cela seroit bientôt fait; mais

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