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quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera dans le choix? Difficilement trouverat-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis: quand on les trouveroit, ils seroient bientôt réfutés. L'absent a toujours tort, et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent aisément les bonnes exposées avec mépris. D'ailleurs souvent rien n'est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidélement les sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on répond aux protestants n'est point celle qu'on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet ne ressemble guère aux instructions du prône. Pour bien juger d'une religion, il ne faut pas l'étudier dans les livres de ses sectateurs, il faut aller l'apprendre chez eux; cela est fort différent. Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font l'esprit de sa croyance, et qu'il y faut joindre pour en juger.

Combien de grands peuples n'impriment point de livres et ne lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous méprisent; et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque pour nous le rendre que de voyager parmi nous. Dans quel

pays n'y a-t-il pas des gens sensés, des gens de bonne-foi, d'honnêtes gens, amis de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent qu'à la connoître? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve absurdes les cultes des autres nations donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu'ils nous semblent, ou la raison que nous trouvons dans les nôtres ne prouve

rien.

Nous avons trois principales religions en Europe. L'une admet une seule révélation, l'autre en admet deux, l'autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les deux autres ; les accuse d'aveuglement, d'endurcissement, d'opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s'il n'a premièrement bien pesé leurs preuves, bien écouté leurs raisons? Celle qui n'admet qu'une révélation est la plus ancienne, et paroît la plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paroît la plus conséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième, peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle; l'inconséquence saute aux yeux.

Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n'entendent plus l'hébreu, les Chrétiens n'entendent ni l'hébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans n'entendent point l'arabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il

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pas une manière bien simple d'instruire les hommes, de leur parler de leur parler toujours une langue qu'ils n'entendent point? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui m'assurera que ces livres sont fidèlement traduits, qu'il est même possible qu'ils le soient? et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu'il ait besoin d'interprète?

Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n'est à portée ni de ces livres ni des gens qui les entendent soit puni d'une ignorance involontaire. Toujours des livres ! quelle manie! Parceque l'Europe est pleine de livres, les Européens les regardent comme indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n'en a jamais vu. Tous les livres n'ont-ils pas été écrits par des hommes? Comment donc l'homme en auroit-il besoin pour connoître ses devoirs? et quels moyens avoit-il de les connoître avant que ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de luimême, ou il est dispensé de les savoir.

Nos catholiques font grand bruit de l'autorité de l'église; mais que gagnent-ils à cela, s'il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu'aux autres sectes pour établir directement leur doctrine? L'église décide que l'église a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos discussions.

Connoissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine d'examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux? si quelques uns en ont vu quelque chose, c'est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s'instruire des raisons de leurs adversaires! Mais comment faire? Si quelqu'un osoit publier parmi nous des livres où l'on affirmeroit, où l'on s'efforceroit de prouver que Jésus-Christ n'est pas le Messie, nous punirions l'auteur, l'éditeur, le libraire (1). Cette police est commode et sûre pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n'osent parler.

Ceux d'entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre discrétion; la tyrannie qu'on exerce envers eux les rend craintifs; ils savent combien peu l'injustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne: qu'oseront-ils dire sans s'exposer à nous faire crier au blaspheme? L'avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n'avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus

(1) Entre mille faits connus en voici un qui n'a pas besoin de commentaire. Dans le seizième siècle, les théologiens catholiques ayant condamné au feu tous les livres des Juifs, sans distinction, l'illustre et savant Reuchlin consulté sur cette affaire s'en attira de terribles, qui faillirent le perdre, pour avoir seulement été d'avis qu'on pouvoit conserver ceux de ces livres qui ne faisoient rien contre le christianisme, et qui traitoient de matières indifférentes à la religion.

circonspects. Vous convertirez quelque misérable payé pour calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyezvous que dans des lieux où ils se sentiroient en sûreté l'on eût aussi bon marché d'eux? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d'Amsterdam, il est tout aussi clair qu'elles n'y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu'ils n'aient un état libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu'ils ont à dire.

A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n'osons dire les nôtres; là c'est notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour JésusChrist des Juifs qui n'y croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? Sur quel principe équitable résoudrons-nous cette question?

Les deux tiers du genre humain ne sont ni juifs, ni mahométans, ni chrétiens; et combien de millions d'hommes n'ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On

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