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força, sans trouver presque de résistance. Cette action se fit en plein jour, à la vue de toutes les troupes du parti, et de plus de cinquante mille bourgeois sous les armes. Le duc de Châtillon, lieutenant général dans l'armée du Roi, y fut tué; de l'autre côté, Clanleu et toute sa garnison furent taillés en pièces. Ce désavantage mit une grande consternation à Paris : les vivres y enchérissoient, et on commençoit à craindre d'en manquer. Il y entroit néanmoins souvent des convois; et un jour qu'on en amenoit un considérable, les troupes du Roi, commandées par Nerlieu, se trouvèrent sur le chemin auprès de Villejuif. Il y eut un combat assez opiniâtre dans le village de Vitry, où Nerlieu fut tué. Le convoi passa; et comme cette action dura quelque temps, tout Paris en prit l'alarme, et plus de cent mille bourgeois sortirent pour nous recevoir. Ce succès, qui n'étoit d'aucune importance, fut reçu de ce peuple préoccupé comme une victoire signalée qu'il vouloit devoir à la seule valeur du duc de Beaufort; et il fut conduit comme en triomphe jusqu'à l'hôtel-de-ville, au milieu des acclamations d'une foule innombrable de monde.

Peu de temps après, le marquis de Noirmoutier、 sortit avec sept ou huit cents chevaux et quelque infanterie, pour escorter un grand convoi qui venoit du côté de la Brie. J'allai au devant de lui avec neuf cents chevaux, pour faciliter son passage, que le comte de Grancey vouloit empêcher avec pareil nombre de cavalerie et deux régimens d'infanterie. Nous étions à une demi-lieue l'un de l'autre, le marquis de Noirmoutier et moi; et nous étions convenus de nous se

courir au cas que le comte de Grancey vînt attaquer l'un de nous. Il me manda de m'avancer, et qu'il alloit être chargé. Je fis ce qu'il désiroit de moi; mais le comte de Grancey, qui sut que j'avançois, quitta le dessein d'attaquer Noirmoutier, et vint au devant de moi pour me combattre seul. Le marquis de Noirmoutier lui vit faire ce mouvement; mais au lieu de faire pour moi ce que j'avois fait pour lui, il continua son chemin avec le convoi, et se mit peu en peine d'un combat qu'il rendoit si inégal par sa retraite. Nous marchâmes l'un à l'autre, le comte de Grancey et moi, avec un pareil nombre de cavalerie, mais très-différent par la bonté des troupes. Il avoit de plus deux régimens d'infanterie, comme j'ai dit. Je fis ma première ligne de cinq escadrons, et la seconde de quatre, commandée par le comte de Rauzan, frère des maréchaux de Duras et de Lorges; mais comme le comte de Grancey étoit éloigné de mille pas de son infanterie, je fis toute la diligence qui me fut possible pour le charger avant qu'elle fût arrivée. Nous trouvâmes à vingt pas les uns des autres une espèce de ravine qui nous séparoit : nous la côtoyâmes deux cents pas pour en prendre la tête. Dans cet espace de temps, une partie de l'infanterie du comte de Grancey eut le loisir d'arriver; et à la première décharge tout ce que j'avois de troupe s'enfuit, et mon cheval fut tué. Ceux du chevalier de La Rochefoucauld et de Gourville le furent aussi. Un gentilhomme qui étoit à moi mit pied à terre pour me donner le sien; mais je ne pus m'en servir, parce qu'un des escadrons qui poussoient les fuyards étoit trop près. Le comte

d'Holach, qui étoit à la tête, et trois autres cavaliers, vinrent à moi, me criant: Quartier! J'allai à lui, résolu de ne pas l'accepter; et croyant lui donner de l'épée dans le corps, je ne perçai que les deux épaules de son cheval, et mon épée s'arrêta toute faussée dans la selle. Il me tira aussi à bout touchant; le coup fut si grand que je tombai à terre: tout son escadron, en passant presque sur moi, me tira encore. Six soldats arrivèrent; et me voyant bien vêtu, ils disputèrent ma dépouille, et à qui me tueroit. Dans ce moment, le comte de Rauzan chargea les ennemis avec sa seconde ligne : le bruit de la décharge surprit ces six soldats, et, sans que j'en sache d'autres raisons, ils s'enfuirent. Quoique ma blessure fût grande, je me trouvai néanmoins assez de force pour me relever; et voyant un cavalier auprès de moi qui vouloit remonter à cheval, je le lui ôtai, et son épée aussi. Je voulois rejoindre le comte de Rauzan; mais en y allant, je vis ses troupes qui suivoient l'exemple des miennes sans qu'on les pût rallier. Il fut pris et blessé, et mourut bientôt après. Le marquis de Sillery fut pris aussi; je joignis le comte de Matha, maréchal de camp, et nous arrivâmes ensemble à Paris. Je le priai de ne rien dire de ce qu'il avoit vu faire à Noirmoutier, et je ne fis aucune plainte contre lui : j'empêchai même qu'on ne punît la lâcheté des troupes qui m'avoient abandonné, et qu'on ne les fît tirer au billet. Ma blessure, qui fut grande et dangereuse, m'ôta le moyen de voir par moi-même ce qui se passa dans le reste de cette guerre, dont les événemens furent peu dignes d'être écrits. Noirmoutier et Laigues allèrent

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[1649] MÉMOIRES DE LA ROCHEFOUCAULD.

en Flandre pour amener l'armée d'Espagne que l'archiduc devoit envoyer au secours de Paris; mais les promesses des Espagnols et leur assistance furent inutiles. Le parlement et le peuple, épuisés de tant de dépenses mal employées, se défiant presque également de la capacité et de la bonne foi de la plupart des généraux, reçurent l'amnistie bientôt après (1). (1) Bientôt après: Le 11 mars 1649.

DE

LA ROCHEFOUCAULD.

SECONDE PARTIE (1).

[1642] La persécution que j'avois soufferte durant

l'autorité du cardinal de Richelieu étant finie avec sa vie, je crus devoir retourner à la cour. La mauvaise santé du Roi, et le peu de disposition où il étoit de confier ses enfans et son Etat à la Reine, me faisoient espérer de trouver bientôt des occasions considérables de la servir, et de lui donner, dans l'état présent des choses, les mêmes marques de fidélité qu'elle avoit reçues de moi dans toutes les rencontres où ses intérêts et ceux de madame de Chevreuse avoient été contraires à ceux du cardinal de Richelieu. J'arrivai à la cour, que je trouvai aussi soumise à ses volontés après sa mort qu'elle l'avoit été durant sa vie. Ses parens et ses créatures y avoient les mêmes avantages qu'il leur avoit procurés ; et par un effet de sa fortune, dont on trouvera peu d'exem

(1) Le commencement de cette seconde partie n'est qu'un abrégé de ce qui a déjà été dit dans la première. Des différences essentielles ne se font remarquer que lorsque l'auteur entre dans le détail de la situation de la cour, au moment où les troubles éclatent.

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