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sans verve, et où se rencontrent d'assez bons vers, a eu, un moment, pour titre l'Avare dupé, et doit à l'Aululaire ce qu'elle a de plus vraiment comique. On y trouve, imités d'assez près, bien des passages de la comédie latine que Molière a cru devoir négliger. Quant à ceux qui ont été pour les deux auteurs l'objet d'une imitation commune, ils nous font retomber dans ces rencontres forcées, qui ne prouvent rien.

Dans la Notice de l'École des maris, ayant à comparer' avec une scène de cette pièce une scène de la Discreta enamorada de Lope de Véga, M. Despois signale aussi, en passant, dans cette faible comédie espagnole, une situation qui offre quelque ressemblance avec celle d'Harpagon et de Cléante prétendant tous deux épouser Mariane. Le vieux capitaine Bernardo veut donner pour belle-mère à son fils une jeune fille aimée de celui-ci et qui l'aime. Il y a dans l'Avare une scène où Cléante, après avoir paru faire à Mariane un compliment impertinent, le répare par des douceurs; et il y en a une dans la Discreta enamorada où le fils de Bernardo, pour calmer le courroux de son père, demande aussi pardon à sa future belle-mère, mais ce n'est point de lui avoir montré de la répugnance à devenir son beau-fils, et les deux scènes sont toutes différentes par le sens comme par les détails. Que reste-t-il donc à comparer? Ceci seulement un père et un fils qui se disputent le cœur d'une belle. Cette rivalité, qui ne promet pas beaucoup de succès au vieux père, a été de bonne heure un de ces lieux communs du théâtre dans lesquels il n'est pas toujours facile de reconnaître s'il y a eu emprunt et à quelle des nombreuses sources, ou si la même idée ne s'est pas naturellement offerte à plusieurs sans qu'il y ait à supposer de réminiscences. Cette idée on la rencontre encore, par exemple, dans une comédie de Chevalier, jouée au théâtre du Marais, en 1662, les Barbons amoureux et rivaux de leurs fils. Le rapport qu'il est permis de signaler entre cette pièce et notre Avare est celui auquel fait penser le titre; il n'y en a pas d'autre, comme on peut le voir dans l'analyse que les frères

1. Dans une édition dont l'Achevé d'imprimer est du 23 novembre 1662 voyez les Contemporains de Molière, tome I, p. 361. 2. Voyez notre tome II, p. 341.

Parfaict ont donnée1 du pauvre ouvrage. Malgré Lope de Véga et Chevalier, il est bien peu prouvé que, dans la rivalité d'Harpagon et de Cléante, Molière ait été imitateur; il est beaucoup plus incontestable qu'il y a été imité. Tout le monde sait qu'en 1673, moins de cinq ans après l'Avare, Racine a mis aux prises l'amour de Mithridate et celui de Xipharès, et que la ressemblance avec la comédie de Molière ne semble pas là toute fortuite, parce que le roi de Pont et Harpagon, ainsi que Voltaire l'a fait remarquer 2, « se servent du même artifice pour découvrir l'intelligence qui est entre leur fils et leur maîtresse. » Cette transposition tragique d'excellentes scènes de comédie a été faite avec un art dont le noble et charmant génie de Racine avait le secret. Y voir un plagiat serait ridicule. Molière non plus ne sera jamais plagiaire, quelques rapprochements, souvent douteux, que l'on découvre entre ses ouvrages et telle ou telle pièce de ses devanciers français ou étrangers. La plupart de ces rapprochements, toujours curieux à faire dans les notes de nos comédies, pourraient, sans inconvénient, être négligés dans une notice, lorsqu'ils n'intéressent pas l'histoire de la composition de l'œuvre ou celle de la critique dont elle a été l'objet.

Nous aurions donc le droit d'arrêter ici le compte des emprunts dont on a chargé l'auteur de l'Avare. Il y en a cependant d'autres encore dont on a trop parlé, et qu'on a voulu faire croire trop importants pour que nous refusions d'examiner si le mémoire de cette foule de créanciers, sujet à beaucoup de réductions, n'en a pas été indûment grossi. Ces emprunts auraient été faits à des canevas italiens. Signalés par Riccoboni dans ses Observations sur la comédie et sur le génie de Molière (1736), par Cailhava dans l'Art de la comédie (1786) et dans les Études sur Molière (1802), ils ont été généralement regardés depuis comme incontestables par les éditeurs qui ont commenté notre pièce. Riccoboni s'est avisé

1. Histoire du théâtre françois, tome IX, p. 111 et suivantes. 2. Préface de Mariamne (1725), tome II, p. 188.

3. Pages 184-197.

4. Tome II, p. 274-305.

5. Pages 217 et 218.

le premier des comparaisons auxquelles pouvait donner lieu l'Avare avec certains passages de petites comédies improvisées sur la scène où il était lui-même acteur et auteur. Quelque sincère que fût son admiration pour Molière, et quoiqu'il ne prétendît « rien diminuer de son mérite ni de sa gloire', »> sa partialité toute naturelle pour un théâtre qui était le sien a dû le porter à exagérer les obligations que le grand comique avait à ce théâtre. « Les Italiens, dit-il, qui ont enchéri sur ce modèle (sur Plaute) ont fourni à Molière les lazzi, les plaisanteries et même une partie du détail3. » Si bien que, selon lui, les imitations des comédies jouées à l'impromptu se joignant à celles de Plaute et de Gelli, «< on ne trouvera pas dans toute la comédie de l'Avare quatre scènes qui soient inventées par Molière. » Cette pièce devient donc un ouvrage singulier et difficile, qui « a plus coûté à Molière que deux comédies de son invention. » Quoi? voilà qu'on nous le représente se faisant patient artiste en marqueterie, et se livrant à un labeur sur lequel il sue! Qui voudra le croire? Est-ce que la facilité de sa veine comique est plus douteuse dans son Avare que dans ses autres ouvrages, fût-il certain qu'on dût ajouter les farces italiennes aux sources diverses où il a puisé? Riccoboni d'ailleurs ne nous a pas convaincu de cette certitude.

Il cite l'Amante tradito, joué à Paris sous le titre de Lelio et Arlequin valets dans la même maison, comme ayant donné à Molière son premier acte: « Lelio, dit-il, est amoureux de Flaminia, fille de Pantalon, riche banquier de Venise; comme il n'est connu de personne dans cette ville, il prend le parti de se mettre au service de ce vieillard, afin d'être plus à portée de jouir de la vue de sa maîtresse.... Arlequin, valet de Pantalon, devient jaloux de son crédit et ne néglige.... aucune occasion de le persécuter. » Cette même pièce a des scènes que Riccoboni croit avoir été imitées dans les scènes i et ш

1. Observations sur la comédie..., p. 184.

2. Ibidem, p. 186.

3. Ibidem. Cizeron-Rival, dans ses Récréations littéraires, p. 10 et 11, a copié ce passage de Riccoboni,

4. Pages 186 et 187.

5. Pages 188 et 189.

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de l'acte V de l'Avare : « Arlequin, par l'animosité qu'il a contre Lelio, vole une bourse et l'accuse d'en être le voleur. Pantalon reproche à Lelio, d'une façon équivoque, l'indignité de son action, et Lelio lui répond de même sur l'amour de Flaminia1. »

Le Dottor Bachettone, auquel Riccoboni s'est imaginé, sans preuves sérieuses, que le Tartuffe aussi est redevable, aurait, toujours d'après lui, beaucoup à revendiquer dans la première scène de notre acte II. On y trouve ceci : « Le Docteur dévot et grand usurier a pour ami Pantalon, qui, se trouvant obligé de faire un payement..., prie son ami de lui prêter la somme dont il a besoin.... Le Docteur ne lui donne en argent que les deux tiers de la somme dont ils sont convenus et lui fait voir une liste des choses qu'il lui destine pour l'autre tiers.... Cette liste contient d'abord de vieilles hardes et de vieux meubles, et ensuite des choses extravagantes, telles que la barbe d'Aristote, la ceinture de Vulcain, etc., qu'il estime un prix exorbitant2. »

Des Case svaliggiate ou gli Interrompimenti di Pantalone, dont le titre français est Arlequin dévaliseur de maisons, aurait été tirée la scène v (scène iv dans l'édition originale et dans la nôtre) de l'acte II, où Frosine joue avec Harpagon le même rôle que Scapin avec Pantalon : «< Scapin fait accroire à Pantalon que sa maîtresse est amoureuse de lui à la folie. Il lui rend compte des éloges et de l'estime qu'elle fait de la vieillesse et de lui. Pantalon, par un sentiment d'amour et de reconnoissance, ouvre sa bourse et donne à Scapin des poignées d'argent pour chaque trait de louange qu'il lui rapporte3. >> Ces Case svaliggiale ont quelque chose qui rappelle le bon tour que Cléante joue à son père, en feignant qu'il désire vivement faire accepter son diamant à Mariane (acte III, scène ví); mais la scène italienne est beaucoup moins plaisante, parce que Pantalon (Cailhava le cite sous le nom de Magnifico) n'est pas ordinairement un ladre : « Scapin fait remarquer à Flaminia, maîtresse de Pantalon, le diamant que ce vieillard a au

T. Pages 195 et 196.
2. Pages 189-191.
3. Pages 191 et 192.

doigt; Flaminia le loue. Scapin le prend, afin qu'elle le voie mieux; il le lui montre, en l'assurant que Pantalon lui en fait présent; et ce vieillard n'ose dire le contraire, quelque envie qu'il en ait1. »>

Il y a enfin la Cameriera nobile (la Fille de chambre de qualité), dont une scène ressemble à celle où Valère rosse maître Jacques 2: «< Lelio donne des coups de bâton à Scapin, camarade d'Arlequin.... Lelio..., feignant de s'en repentir, donne occasion à Arlequin de faire le brave et de le menacer. Lelio s'en divertit; il paraît avoir peur et recule devant Arlequin; mais, en finissant de feindre, il le maltraite, le fait reculer à son tour et le punit de son insolence par quelque coup de bâton'. » Dans cette pièce, on peut comparer aussi, avec la scène iv de notre acte IV", le rôle de conciliateur malicieux que prend Scapin pour s'amuser aux dépens de Pantalon et du Docteur qui se querellent : « Pantalon et le Docteur rivaux en viennent aux mains, et sont deux fois séparés par Scapin, qui, en leur demandant, à chacun en particulier, l'origine de leur querelle, fait aussi accroire à chacun d'eux en particulier que son rival lui cède sa maîtresse, etc. 5. >>

Cailhava n'a fait que suivre les indications données par Riccoboni. Il y a bien quelques différences dans ses citations, mais elles sont insignifiantes. Quelques-uns des noms des personnages ne sont plus, chez lui, les mêmes, de nouveaux comédiens tenant alors les rôles. Dans ces canevas, où rien n'était fixé, les changements des noms des acteurs n'étaient pas les seuls. On y intercalait sans cesse de nouveaux développements. A la critique, y cherchant matière à des comparaisons pour lesquelles les dates sont nécessaires, tout échappe dans ces comédies variables au gré de tous les caprices et aussi mobiles que l'eau qui coule. Riccoboni nous avertit' qu'elles n'étaient pas imprimées. On n'en saurait donc vérifier les

1. Pages 193 et 194.

2. Scène 11 de l'acte III.

3. Pages 192 et 193.

4. Scènes IV et v de cet acte dans Riccoboni.

5. Pages 194 et 195.

6. Page 187.

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