Page images
PDF
EPUB

pas neuve), n'a pas voulu lui apprendre, avant de mourir, qu'il avait laissé une marmite pleine d'or cachée dans la maison. Euclion découvre ce trésor, qu'il va falloir dérober à tous les regards, et qui devient le tourment de sa vie. L'Harpagon de Molière n'a pas fait pareille trouvaille. Il a cependant aussi une cassette (marmite ou cassette peu importe); mais de ses épargnes il en a lui-même formé le trésor. Quelque soin qu'il prenne de resserrer ses dépenses, il a encore chevaux et carrosse, intendant, cuisinier, plusieurs laquais. Il est donc sur le pied d'homme riche dans le monde, et par là meilleur type de l'avare; car l'avarice au milieu d'une richesse évidente pour tous est le plus beau cas de la maladie. On peut toujours, au contraire, imaginer quelque chose au delà de l'avarice d'Euclion, qu'explique un peu l'indigence longtemps soufferte.

Euclion a une fille unique, personnage que Plaute laissera derrière la scène. C'est pour elle que le dieu Lare, reconnaissant du culte que seule elle lui rend, a procuré la découverte de l'heureuse marmite. Mais le père l'entend autrement. N'ayant jamais parlé de son trésor à sa fille, il est sur le point de la donner à un vieux mari qui la demande sans dot. Nous reconnaissons là le Seigneur Anselme de notre comédie, et aussi le fameux sans dot, dont Molière a tiré un parti beaucoup plus plaisant, lorsqu'il en a fait le refrain de la manie d'Harpagon et de l'ironie de son flatteur.

Les apprêts de la noce se font aux dépens du futur gendre, qui fournit les cuisiniers et les introduit chez Euclion. Mais ne sont-ce pas des voleurs, qui viennent fureter autour de la marmite? L'avare les injurie, les bat et les met dehors. Il faut cependant déplacer un trésor si menacé. Par malheur, tandis qu'il le porte de cachette en cachette, Euclion est aperçu par un coquin d'esclave, qui s'empare du magot. Ce dénicheur d'or a pour maître un jeune homme qui a de grands intérêts chez Euclion. Il est le neveu du vieillard qui veut épouser sans dot, et a lui-même bien autrement qualité pour devenir l'épouseur; car il a, dans les fêtes des Thesmophories, fait violence à la fille d'Euclion: galanterie assez familière aux jeunes premiers de la comédie antique. Quand Euclion a découvert l'attentat, celui qui a été commis contre sa marmite, il se livre à un

violent désespoir dans un monologue du plus grand effet. Molière n'a guère eu qu'à traduire ce chef-d'œuvre du pathétique plaisant. Au moment où l'avare est dans le paroxysme de sa douleur, le jeune homme qu'ont égaré, il y a quelques mois, l'ivresse et l'amour, se présente à lui pour lui tout avouer, et lui demander en mariage sa fille, à laquelle il a obtenu que le vieil oncle renonçât. L'honnête démarche n'est vraiment pas prématurée; car tout à l'heure il a entendu la future épouse invoquer Lucine. Aux premiers mots de l'aveu, Euclion, n'ayant en tête que le vol de son trésor, comprend que c'est là le crime, le rapt dont il s'agit. Entre l'or qui s'est laissé débaucher, et la vierge dont l'honneur a été dérobé, il s'établit le plus singulier quiproquo. C'est une des bonnes plaisanteries que notre pièce doit à celle de Plaute, et d'autant meilleure que, par la préoccupation très-naturelle de l'avare, elle se trouve être une peinture de caractère. Cependant l'esclave, voleur de la marmite, ne tarde pas à venir conter son larcin à son maître. Celui-ci indigné veut que l'or lui soit remis, pour être rendu à Euclion. L'esclave alors cherche à rétracter sa confidence, espérant forcer le jeune homme à l'affranchir pour prix de la restitution. Là s'arrête, tout près du dénouement, ce que le temps a épargné de la comédie de Plaute. Il est facile de deviner que l'esclave va être affranchi et la cassette restituée à Euclion, à la condition qu'il consentira à l'union des jeunes gens. Le bon Lare a tout conduit: il n'avait pu nous annoncer en vain dans le prologue que la marmite découverte serait utile au mariage de sa protégée.

Au quinzième siècle, un professeur de Bologne, Urceus Codrus, essaya de remplir la lacune du manuscrit mutilé de l'Aululaire. A la fin de la pièce, telle qu'il imagina de la compléter, Euclion est tellement joyeux de retrouver son or, que spontanément il le donne avec sa fille au jeune homme. L'esclave, dont l'heureuse coquinerie a eu de si merveilleux effets, fait remarquer aux spectateurs que l'avare Euclion a changé de nature. Cette belle métamorphose est simplement une absurdité, qu'il ne fallait pas, comme l'a fait la Harpe1, mettre

1. Lycée, ou Cours de littérature, première partie, livre I, chapitre vi, section 2 (édition de l'an VII, tome II, p. 67 et 68).

au compte de Plaute. C'est une preuve à retrancher de celles qu'on pourrait proposer en faveur de la supériorité de l'Avare sur l'Aululaire. La Harpe en a cherché de meilleures 1; nous croyons qu'il eût mieux fait d'écarter toute vaine comparaison. Dans une autre partie de ses leçons, il a fort bien indiqué plusieurs des beautés de la pièce française. Cela suffit, sans qu'il faille instituer un concours entre deux théâtres soumis à des conditions d'art si différentes.

Si parmi ceux qui n'ont pu se défendre de prendre parti, Boileau, Voltaire et la Harpe ont sacrifié Plaute, Wilhelm Schlegel a sacrifié Molière. On sait combien il était disposé à le rabaisser ses préjugés nationaux, que, en ce qui touche notre grand comique, l'Allemagne désavoue franchement aujourd'hui, l'entraînaient contre tout notre théâtre à de tels paradoxes. Abordant en détracteur la comparaison de notre comédie avec la comédie latine, il eût été, ce semble, assez naturel qu'il exagérât ce que l'imitateur a dû au modèle. Il veut cependant qu'il n'en ait «< emprunté que quelques scènes et quelques traits. » Quelques traits, c'est trop peu dire; car, on le verra dans les notes de la pièce, ces traits empruntés à Plaute sont nombreux. Nous en avons déjà, en passant, rencontré plusieurs, qui sont loin d'être les seuls. Ce que nous ne contesterons pas à Schlegel, c'est l'entière différence du plan général des deux pièces. Que cette différence fût inévitable, Molière et Plaute ayant eu à peindre des sociétés qui ne se ressemblaient pas, il le reconnaissait sans doute. Mais il n'avait pas le plan du comique français en grande estime. << L'intrigue d'amour, dit-il, est banale, pesamment conduite, et fait souvent perdre de vue le caractère principal. Les scènes d'un vrai comique qu'offre cette pièce sont accessoires et ne ressortent pas nécessairement du sujet. » La prévention a pu seule dicter ce singulier jugement. Que l'amour dont il veut

1. Cours de littérature, ibidem, p. 63-67.

2. Seconde partie, livre I, chapitre Iv, section 4 (tome V, p. 460463).

3. Cours de littérature dramatique, traduit de l'allemand, 1814, tome II, p. 252.

4. Ibidem, à la page citée.

5. Ibidem, p. 254.

MOLIÈRE. VII

parler soit celui de Valère et d'Élise, ou celui de Cléante et de Mariane, pour le trouver peint d'une main pesante, il faut avoir de la légèreté une idée qui n'est pas celle de nos esprits français. Le reproche de banalité est-il plus acceptable? Sans doute un amant qui s'introduit sous un déguisement dans la maison de celle qu'il aime, une fille qui veut être mariée à son goût, non à celui de ses parents, un fils rival de son père, et rival naturellement préféré, ce n'étaient pas au théâtre des situations très-nouvelles; mais elles ont pris de l'intérêt, de l'originalité par le rapport qu'elles ont avec le vrai sujet de la pièce, par le secours que l'auteur y a trouvé pour le développement du principal caractère. Qu'elles fassent perdre ce caractère de vue, c'est le contraire de la vérité : elles le mettent en lumière. Où Schlegel prenait-il donc, dans l'Avare, pour les regarder comme accessoires, « les scènes d'un vrai comique? >> Ce nom ne convient-il pas à celles-là seules que remplit la figure d'Harpagon? Est-ce que les scènes de l'intrigue d'amour lui paraissaient être devenues le sujet? S'il y a des scènes accessoires, ce sont uniquement celles-ci; mais, pour être accessoires, elles ne sont point postiches; elles n'ont pas été inutilement ajoutées afin de compliquer une action trop simple et d'en remplir les vides. Pour que la peinture fût achevée, la passion qui en est l'objet a très-justement paru devoir être mise en relief par le mal qu'elle fait à quiconque se trouve sur son chemin, par tous les désordres qu'elle amène dans la maison, dans la famille, par les sentiments qu'elle y blesse et qu'elle y force à se révolter. Voilà comment Molière a su, non pas seulement amplifier, comme l'exigeait notre scène, mais féconder la matière fournie par le comique latin. Tout ce qu'on pourrait reprocher au double petit roman, dont Schlegel n'a pas voulu comprendre la facile justification, ce serait d'avoir, par la nécessité d'un changement dans l'exposition, retardé cette vive entrée en scène de l'avare lui-même par laquelle s'ouvre si bien la comédie de Plaute. De là, chez Molière, un peu plus de lenteur dans le commencement. Bien mieux, en revanche, que le rôle à peu près muet de la Phèdre de l'Aululaire, les rôles d'Élise et de Cléante, contrariés tous deux dans leurs inclinations, vont nous faire connaître l'avare, père de famille.

Heureusement, pour l'honneur de la critique allemande, elle n'en est pas restée aux injustices de Schlegel. Pour ne citer que Goethe, dont le sentiment est ici d'une valeur tout autre que celui de l'auteur du Cours de littérature dramatique, c'est d'une manière bien différente qu'il parlait, en 1825, de notre pièce : « L'Avare..., disait-il, dans lequel le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils, a une grandeur evtraordinaire et est à un haut degré tragique. Dans les traductions faites en Allemagne pour la scène, on fait du fils un parent: tout est affaibli et perd son sens1. » Le mot tragique cependant est à expliquer. Si, dans cette famille de l'avare, la tragédie est au fond, Molière ne l'a jamais laissée se montrer plus qu'il ne fallait dans une œuvre qu'il n'aurait pu, sans grande faute, faire, à aucun moment, tourner décidément et sans mélange au sérieux.

A côté des amours des enfants d'Harpagon, de ces jeunes amours qui, traversés par l'avarice, entrent avec elle dans une lutte très-propre à la mettre en jeu, Molière, s'éloignant là surtout de Plaute, a imaginé un risible amour du thésauriseur barbon. Pour nous faire mesurer toute la force d'une passion, rien de mieux que de nous la laisser voir aux prises, chez le même homme, avec celle de toutes les autres passions qui y est le plus opposée. Mais quelle habile main il a fallu pour sauver la vraisemblance dans la peinture de l'avare amoureux! Dans le cœur qu'elle possède, la passion de l'avarice ne connaît guère de rivale : elle l'a trop desséché et rétréci pour qu'une autre passion trouve à s'y loger. Cependant il n'est pas trop incroyable qu'Harpagon, justement parce qu'il n'a, dans son égoïsme, aucune délicatesse de sentiments, ait, malgré son âge, sinon un véritable amour, du moins la fantaisie d'épouser une jeune fille; et cette fantaisie peut même l'engager dans la dépense d'un souper, qui d'ailleurs est à deux fins, et ne sera pas trop ruineux. Jamais il n'oubliera son or pour Mariane; si quelque chose le flatte dans la pensée de la prendre pour femme, il veut pourtant qu'elle ait quelque bien; et quand on vient lui compter comme une

1. Conversations de Goethe.... recueillies par Eckermann (traduction de M. Emile Délerot), tome I, p. 215.

« PreviousContinue »