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en quelque sorte celle des désastres et l'entassement des

ruines. J'en excepterai ce seul vers:

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Tout la fuit (la mort), la reçoit, la peint,

ou plutôt ce seul mot qui est à la fin : tout fuit la mort, tout la reçoit en la fuyant, s'entend à merveille, mais ou la peint n'a aucun sens, ou il signifie que tout en présente l'image, et alors ce n'est qu'une répétition vicieuse du vers précédent :

Tout est la mort ou son image.

Je n'excuserai pas non plus un épisode d'amour que le poëte imagina comme un moyen de mettre de la variété dans un sujet qui ne présentait que des objets terribles. Je crois qu'il se trompa, et j'ai même retrouvé dans ses papiers une preuve écrite que telle avait été mon opinion dans un tems déjà fort éloigné, où il me permettait de lui parler franchement sur ses ouvrages. Mais avec quelle force il se relève ensuite, pour peindre l'état affreux où Lisbonne est plongée, et le moment où son roi, revenant vers les remparts où il avait régné, n'en voit pour ainsi dire plus que les débris, et les souffrances horribles de son peuple et les siennes! L'ode est terminée par ces deux magnifiques strophes.

Tu fus, Lisbonne ! ô sort barbare!
Tu n'es plus qué dans nos regrets.
Un gouffre est l'héritier avare
De ton peuple et de tes palais.
Tu n'es à la vue alarmée

Qu'une solitude enflammée
Que parcourt la Mort et l'Horreur :
Un jour les siècles, en silence,
Planant sur ton cadavre immense,
Frémiront encor de terreur.

Tel un sapin dont les ombrages
Couronnaient la cîme des monts,
Dévoré du feu des orages,
Tombe et roule dans les vallons.
Il tombe ! les forêts voisines

Redisent long-tems aux collines

Sa chute et la fureur des cieux;
Les vents en dissipent la poudre ;
La seule trace de la foudre

Le rappelle encore à nos yeux.

Ce mot simple et terrible, qui est comme l'épitaphe d'une ville entière : tu fus, Lisbonne! ce gouffre qui hérile de tout un peuple, cette solitude enflammée qui remplace la ville détruite; les siècles personnifiés, qui planeront en frémissant sur le cadavre immense de Lisbonne, expression neuve en français, mais aussi heureusement que hardiment empruntée du latin, tot urbium cadavera (1); ce sont-là de ces beautés, de cès richesses du langage, que toutes les critiques du monde ne peuve. t effacer, et qui seront senties de plus en plus, à mesure que l'on s'éloignera davantage du tems où elles ont pu effaroucher par leur nouveauté quelques esprits timides. Quant à la dernière strophe, elle renferme une comparaison si grande et si belle, la pompe de l'expression y répond si bien à la noblesse de l'image, qu'il est inutile de la faire remarquer; elle saisit l'esprit, frappe l'oreille et fait retentir à-la-fois la chûte du sapin des montagnes et celle de la cité dont il est l'emblème. Sans vouloir préférer à personne le poëte qui à vingt-six ans publiait de pareils vers, je me crois permis de dire qu'aucun de nos grands poëtes lyriques n'avait encore eu à peindre de si grands objets, et qu'aucun peut-être ne les eût peint avec de plus vives et de plus fortes couleurs.

Le Brun en choisit un plus grand encore dans une seconde ode qui fait suite à la première; ce fut la cause générale de ces terribles phénomènes dont Lisbonne venait d'être la victime; il entreprit de parcourir le globe entier, en suivant les traces des bouleversemens et des ravages produits par les feux souterrains (2). Ces feux qui semblent tout ànimer quand ils errent dans tous les corps, troublent, quand ils sont réunis, l'harmonie universelle. Concentrés sous les mers, ils en font bouillonner

(1) Dans une lettre de Sulpicius à Cicéron.

(2) L. II, od. XVIII, p. 133.

les ondes, ils font s'engloutir des îles, s'élever des montagnes et des volcans.

Voyez ces monts, race effrayante,
Peuple de géans en fureur,,
Qui de leur bouche foudroyante
Jettent la flamme et la terreur!
De feux leurs têtes étiucellent;
A leurs pieds les villes chancellent;
Ils versent des fleuves brûlans:
L'Hécla, le Vésuve s'entr'ouvre;
Et l'enfer que l'œil y découvre

Bouillonne dans leurs vastes flancs.

Ces monts volcaniques changés en un peuple de géans furieux, quoiqu'ils ne soient qu'une application métaphorique de la fable, sont une création poélique très-hardie. L'effet en est d'une singularité qui mérite d'être observée. Quelque grand que l'on se figure un géant, il le paraît toujours moins qu'une montagne telle que l'Hécla, le Vésuve et l'Etna; cependant en faisant un géant de cette montagne le poëte l'agrandit, parce qu'il la personnifie et l'anime. Sa fureur purement physique et machinale était déjà très-effrayante, elle l'est bien plus dès qu'elle est une fureur morale, et l'effet d'une passion où d'une volonté.

Le Brun se donnă, dans une des strophes suivantes, une tâche singulièrement difficile; ce fut d'y renfermer les trois grandes révolutions du globe, qui ont séparé l'Angleterre d'avec la France, la Sicile d'avec l'Italie, et l'Afrique d'avec l'Espagne; et il en fit une des plus belles strophes qui existent même parmi les siennes.

France! Albion ! vous que la guerre
Divise encor plus que les flots,

Autrefois une même tèrre

Unissait vos peuples rivaux.

L'onde enteva dans sa furie
Aux bords féconds de l'Hespérie

Les champs par l'Etna désolés ;
Un Orage est l'Hercule antique
Qui des rives de la Botique
Détacha les climats brûlés.

Enflammé par cette triple catastrophe, le génie du poëte ne s'arrête plus; il s'élance avec la même rapidité que le feu dont il peint les ravages.

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La scène de destruction s'étend; les élémens se heurtent
et se combattent; la guerre allume ses flambeaux au feu
de la foudre; l'Europe déchire ses propres entrailles;
elle prend cette mer agitée et cette terre encore frémis-
sante pour
théâtre de ses fureurs,

La tempête, agitant ses ailes,
Comme un effroyable vautour,
Couvre les yeux d'ombres mortelles
Et des mers fait l'immense tour.
Des reflux troublant l'harmonie
Autour de la froide Hibernie
L'onde bondit de toutes parts;
Tandis que la vague rapide
Va, sous les colonnes d'Alcide

De Cadix noyer les remparts.

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Ce sont de bien bonnes gens, ou des critiques bien aveuglés par leurs préventions, que ceux qui croient qu'avec du travail, des combinaisons, un système, on peut faire de pareils vers!

L'essor qui emporte le poëte, amène tout-à-coup un changement de scène et de style. Dans cette convulsion des élémens, cet ami si cher qu'il avait accompagné de ses regrets et de ses voeux, à son départ pour Cadix, le jeune Racine y avait péri. Transporté sur le lieu même, à l'instant du désastre, ou plutôt du péril, au moment où la mer s'élance, Le Brun s'adresse à la mer elle-même,

pour la fléchir, à son ami, pour qu'il fuie le danger; il n'est plus tems, les flots l'entraînent, il expire; et cette ode remplie de tant de mouvement, de fracas et de tableaux si terribles, se termine par les tendres regrets de l'amitié. (L'étendue de ce troisième article a'forcé de le partager en deux en d'en renvoyer la fin au numéro prochain.)

AMÉLIE ET JOSEPHINE, OU LA SURPRISE. (SUITE.)

Je suis, dit Joséphine, la fille unique d'un pasteur de village; je perdis ma mère lorsque je sortais de l'enfance. Mon père confia mon éducation aux soins d'une tante qui n'avait point d'enfant, et qui demeurait à Weimar dans une situation très-agréable. Mon oncle avait une charge à la cour du duc; je fus donc à même de jouir de tous les avantages qui distinguent cette ville et en rendent le séjour si intéressant. Les hommes célèbres qu'elle renferme se rassemblaient souvent chez nous, leur entretien instructif développait mes idées, et la tendresse plus que maternelle de ma tante, toute ma sensibilité. Je parvins ainsi jusqu'à l'âge de dix-sept ans, alors cette tante bien-aimée nous fut enlevée en huit jours par une fièvre nerveuse; je perdis ainsi ma seconde mère. Je revins sous le toit paternel, où la tendresse de mon père, sa joie de me retrouver furent ma consolation. Il n'y avait que deux mois que j'étais auprès de lui, lorsqu'un matin un homme, en belle livrée de chasse, entra chez nous tout effaré, et nous apprit la triste nouvelle que son maître, le baron de Lindau, venait d'être blessé mortellement dans un bois voisin par l'inadvertance d'un ami avec lequel il chassait. Ce malheureux ami, chez qui il était en visite, avait fui; des piqueurs apportaient lentement le blessé, et son chasseur avait pris les devans pour demander la permission de l'amener chez nous, notre maison étant la plus prochaine. Mon père y consentit et m'ordonna d'aller préparer une chambre et un lit au plain-pied. On ne tarda pas à amener le blessé, il ne donnait aucun signe de vie, et je n'oublierai jamais l'impression que me fit cette belle et noble figure avec la pâleur de la mort et couverte de sang. Un messager fut dépêché à la ville la plus voisine pour chercher un chirurgien et un médecin; en les attendant, nous lui prodiguâmes tous les

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