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thodique, traite tous les sujets en démonstrateur; il emploie toutes les ressources de sa dialectique pour soutenir le parti qu'il a embrassé, et le plus souvent pour déguiser son acharnement. Il disserte, il se cuirasse d'argumens contre celui qui a encouru sa colère, il revient sans cesse sur ses pas; malheur au téméraire qui l'a critiqué! il ne le quittera qu'étendu sous le poids de ses raisonnemens et presque toujours de ses injures. Grimm, homme du monde, négligé quelquefois dans son style, fin dans ses aperçus, ne visant point à l'érudition, qu'on pourrait comparer à ces amateurs en qui l'habitude de voir et de comparer des tableaux, fait reconnaître la touche de tel maître, sans qu'ils sachent eux-mêmes conduire un pinceau; Grimm tenant un fouet armé d'aiguillons court au milieu de la mêlée, distribuant de droite et de gauche des déchirures dont plus d'un nourrisson des Muses, qui ne s'en est pas vanté, portera long-tems les stigmates. Certes les mêmes évenemens ne peuvent être vus sous le même aspect, par deux hommes aussi différens.

Grimm n'était le rival d'aucun homme de lettres, aussi ne trouve-t-on chez lui que des jugemens dégagés de toute passion haineuse; jamais l'envie ne conduit sa plume. Caustique par penchant, mais juste par raison, la vogue, ou l'esprit de coterie ne l'éblouissent jamais. S'il se montre adorateur du génie de Voltaire, il sait fort bien, avec tous les ménagemens possibles, s'exprimer librement sur ce prodigieux talent dans sa décrépitude. On peut juger si le disciple favori est plus épargné que le patriarche. Il faut l'entendre parler de la traduction des douze Césars.

«En examinant avec attention l'état actuel de la litté>> rature en France, on ne tardera pas à remarquer deux >> phénomènes en apparence contradictoires; la négligence » de l'étude des anciens et l'ignorance qui en est résulté » deviennent de jour en jour plus sensibles, et cependant » on n'a jamais été plus occupé qu'en ces derniers tems » à enrichir le public des traductions des meilleurs écri» vains de l'antiquité. La contradiction de ces deux phé»nomènes n'est pas aussi forte qu'elle le paraît, et peut

» être la multiplicité des traductions même est-elle un » symptôme certain et infaillible de la décadence des >> études. >>

Cette réflexion est de 1771; plus nouvelle, perdraitelle rien de sa justesse? Poursuivons.

« Les douze Césars de Suétone n'avaient pas encore trouvé de traducteurs parmi les littérateurs du jour. » M. de Laharpe entreprit cette besogne, et ne cessa de » nous préparer de mois en mois, par des annonces, à >> recevoir ce bienfait de sa main. Il nous en gratifia >> l'année dernière. Il a voulu que cette traduction fit » grand bruit et grande fortune, et qu'elle lui ouvrît les >> portes de l'Académie française pour y occuper une » des places vacantes; et pour avoir trop fait de frais » d'avance, il s'est retiré en perte à la fin de sa partie.

» M. de Laharpe est né avec du talent; il a du style, >> il a de la douceur et de l'harmonie dans sa versifica>>tion; en un mot, il a annoncé d'heureuses dispositions; » mais ces dispositions veulent être perfectionnées, et il » n'est pas permis de les montrer dix ans de suite sans >> aucun progrès sensible. Le malheur de nos jeunes »gens est de vouloir être placés à vingt-cinq ans parmi » les oracles de la nation; ils croient qu'on n'a qu'à se » fabriquer son trépied comme on peut, le porter de » spectacles en spectacles, de soupers en soupers, et » qu'on ne peut manquer d'être bientôt un grand homme. » Je crains que M. de Laharpe ne ressemble à ces jeunes >> étourdis qui, nés dans une aisance honnête, auraient » pu vivre dans l'opulence s'ils avaient eu l'esprit de con» duite, et qui finissent par être ruinés pour avoir voulu » dépenser trop tôt. Son ton arrogant et tranchant est » d'ailleurs un signe de médiocrité qui trompe rarement; » il lui a déjà attiré une nuée d'ennemis; et comme il » paraît aimer la petite guerre, les épigrammes, il trou» vera à chaque pas à qui parler; il peut s'arranger pour » guerroyer en partisan toute sa vie : métier triste et péni»ble dont les fatigues ne sont pas compensées par la >> gloire qu'il procure.

» Quand on lit à la suite de la vie de Jules-César un » parallèle à la manière de Plutarque, entre César et

»notre roi Henri IV, c'est-à-dire entre les deux hommes » sur la terre qui se sont le moins ressemblés, on hausse » les épaules, et l'on sent qu'il ne faut pas s'occuper plus long-tems du Suétone-Laharpe, ou de Plutarque tra» vesti en bel esprit du pavé de Paris. »

Ce jugement est rigoureux, les termes sont durs, mais quelle vérité dans les observations! de telles vues ne pouvaient appartenir à un esprit médiocre.

Grimm distribue la censure ou les éloges à tous les littérateurs de son tems. Grands ou petits', chacun à sa part, et l'on peut dire qu'il ne les a pas consultés. S'il critique durement Laharpe, il est plus favorable à Thomas, mais ses louanges ne sont pas sans restriction.

« M. Thomas manque souvent de naturel et de vérité; >> il n'observe point assez dans ses tableaux les règles du >> clair obscur; il commande trop à son sujet, au lieu de » se laisser entraîner par lui. La monotonie, qu'on lui >> reproche, est bien moins choquante dans son Essai sur »P'éloge que dans ses autres ouvrages. Elle est inter» rompue au moins par le grand nombre de passages » qu'il emprunte des différens auteurs qu'il a voulu carac»tériser. J'y trouve moins d'incorrections, moins de >> redondance, moins de bouffissure; mais quand il y en » aurait encore beaucoup, tous ces défauts ne sont-ils » pas rachetés par de grandes beautés? N'est-on pås >> obligé de convenir que son livre est rempli de pensées » profondes, d'observations fines et d'une infinité de >> traits de la plus brillante éloquence? Eh bien! parce » qu'un homme aura les joues un peu boursouflées, ne » tiendrez-vous aucun compte des excellentes choses » qu'il pourrait vous dire?»>

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D'après ces opinions franches et d'une rigoureuse justesse sur ces coryphées littéraires, on peut juger de quelle manière Grimm traite une foule d'écrivains alors enivrés de l'encens des succès, et depuis long-tems remis à leur place. Que de gloire évaporée! que de rẻputations exhumées! Est-il rien qui soit plus perfide que la publication de ces correspondances posthumes? Combien de grands génies s'endorment tous les jours à l'ombre de leurs lauriers, qu'une heureuse illusion leur fait voir

toujours verts! Contens d'eux, ils relisent avec une douce quiétude leur brevet d'immortalité, dûment contresigné par un confrère en Apollon; et voilà qu'un malin fantôme les traîne tout-à-coup devant une génération nouvelle qui se plaît à les accueillir par de grands éclats de rire. En vérité, c'est une plaie nouvelle qui tombe sur les beaux esprits de notre siècle en expiation de leurs chefs-d'œuvre. Toute la nation poétique frémira si l'on publie encore de pareils recueils de lettres: à la simple annonce, tous croiront entendre sonner la trompette du jugement.

Les discussions littéraires et l'examen des ouvrages ne sont pas l'unique sujet de la correspondance du baron de Grimm. Ses relations avec la société la plus spirituelle et la mieux choisie de son tems, le mirent à portée d'enrichir ses lettres d'une foule d'anecdotes et de mots heureux, qu'avec la tournure de son esprit il ne pouvait dédaigner; beaucoup ont été rapportés, d'autres auront le mérite de la nouveauté. Nous en ferons connaître quelques-uns dans un second article, en attendant que les faiseurs d'Anas exploitent cette mine féconde.

G. M.

MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE ET DE POLITIQUE; par M. DE LEVIS. Quatrième édition. Deux vol. in-18.-Prix, 4 fr., et 5 fr. franc de port.-A Paris, chez Renouard, libraire, rue Saint-Andrédes-Arcs, no 55.

S'ARRÊTER à considérer l'ensemble d'un livre dont les éditions successives ont dû être examinées dans les journaux, ce serait ne rien dire de particulier; mais sans avoir ces articles sous les yeux, on évitera les répétitions, du moins en général, si l'on choisit des objets isolés dans le nombre de ceux qui peuvent le mieux faire connaître combien l'ouvrage renferme d'idées utiles, de pensées neuves et spirituelles, ou parmi ceux qui présentent quelques difficultés et qui donneraient lieu même à de fortes objections.

Des maximes détachées, des réflexions indépendantes de ce qui précède et de ce qui suit, composent une grande partie de ce recueil. Ces pensées, déjà numérotées, pourraient être classées en diverses colonnes, dont les plus remplies sans comparaison seraient sous les titres de justes, excellentes, heureusement exprimées. Plusieurs personnes, en acquérant des livres de ce genre, aimeraient peut-être à rencontrer un exemplaire chargé de telles indications en notes marginales, mais ces listes ne formeraient ici qu'une nomenclature aride. D'ailleurs des remarques de cette nature semblent n'être à leur place que dans le cabinet, et quand le souvenir n'en est conservé que pour soi seul : l'équité les rendrait presque toutes plus ou moins favorables, et cependant M. de Levis aurait quelque droit de se plaindre de la liberté minutieuse de tous ces jugemens prononcés devant le publc. J'abandonnerai donc la plupart de mes notes. En faisant usage de celles que je conserve, je dois motiver d'abord ces restrictions légères, mais inévitables, et dire ce qui pourrait sembler un peu faible dans un livre qui a sans doute l'approbation générale, qui la mérite, mais qui devait l'obtenir d'autant plus sûrement qu'on y trouve une profondeur moyenne assez conforme aux inclinations du tems où nous vivons, et très-propre à satisfaire ou les besoins, ou même les prétentions de l'esprit, sans fatiguer dangereusement les organes intellectuels.

Soit pour ne pas s'écarter tout-à-fait de cette sorte de prévoyance, soit que ses méditations aient pris habituellement un autre cours, M. de Levis traile avec moins de supériorité quelques matières qui en exigent une grande; et quoique sa pensée ne manque ni de justesse, ni d'énergie, et que souvent elle rencontre des aperçus nouveaux, elle n'est plus aussi heureuse quand elle a besoin de pénétrer jusqu'à la raison première des lois morales, qui est aussi la base de la politique. La difficulté seule fait trouver imaginaire la région peu connue où sont les principes des notions humaines; elle est semblable à cette terre réputée chimérique, donc les Castillans virent enfin l'existence quand il fut permis au génie

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