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Français, parce qu'il voit la nation: devenu cardinal, ministre, il les méprise, parce qu'il voit la Cour, et cependant la Cour alors était polie.

Je ne la vois pas, moi; de îna vie ne l'ai vue, ni ne la verrai, j'espère, mais j'en ai ouï parler à des gens bien instruits. Les témoignages s'accordent, et par tous ces rapports, autant que par calcul, méthode géodésique et trigonométrique, je suis parvenu, Monsieur, à connaître la Cour mieux que ceux qui n'en bougent; comme on dit que d'Anville, n'étant jamais sorti, je crois, de son cabinet, connaissait mieux l'Égypte que pas un Égyptien ; et d'abord je vous dirai, ce qui va vous surprendre et que je pense avoir le premier reconnu la Cour est un lieu bas, fort bas, fort au-dessous du niveau de la nation. Si le contraire paraît, si chaque courtisan se croit, par sa place, et semble élevé plus ou moins, c'est erreur de la vue, ce qu'on nomme proprement illusion optique, aisée à démontrer soit A le point où se trouve M. Decazes à cette heure (haut selon l'apparence, comme serait un cerf-volant, dont le fil répondrait aux Tuileries, à Londres ou à Vienne, peu importe), B le point le plus bas appelé point de chûte, où gît M. Benoît avec l'abbé de Pure, entendez bien ceci, car le reste en dépend: le rayon visuel passant d'un milieu rare et pur, celui où nous vivons, dans un milieu plus dense, l'atmosphère fumeuse et chargée de miasmes de la Cour, nécessairement il y a réfraction; ce qui paraît dessus

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est en effet dessous. Vous comprenez maintenant; ou, s'il vous demeurait quelque difficulté, consultez les savans, le marquis de Laplace, le chevalier Cuvier; ces gentilshommes, à moins qu'il n'aient oublié toute leur géométrie en apprenant le blason et l'étiquette, vous sauront dire de combien de degrés la Cour est au-dessous de l'horizon national; et remarquez aussi, tout notre argent y va, tout, jusqu'au moindre sou; jamais n'en revient à nous rien. Je vous le demande notre argent, chose pesante de soi, tendante en bas! M. Decazes, quelque adroit et soigneux qu'on le suppose de tirer à soi tout, saurait-il si bien faire qu'il ne lui en échappe entre les doigts quelque peu, qui, par son seul poids, nous reviendrait naturellement si nous étions au-dessous? telle chose jamais n'arrive, jamais n'est arrivée. Tout s'écoule, s'en va toujours de nous à lui: donc il y a une pente; donc nous sommes en haut, M. Decazes en bas, conséquence bien claire; et la Cour est un trou, non un sommet, comme il paraît aux yeux du stupide vulgaire.

Ne sait-on pas d'ailleurs que c'est un lieu fangeux, où la vertu respire un air empoisonné, comme dit le poëte, et aussi ne demeure guère. Ce qui s'y passe est connu; on y dispute des prix de différentes sortes et valeurs dont le total s'élève chaque année à plus de huit cents millions. Voilà de quoi exciter l'émulation sans doute; et l'objet de ces prix anciennement fondés, depuis peu renou

velés, accrus, multipliés par Napoléon le Grand, c'est de favoriser et de récompenser avec une royale munificence toute espèce de vice, tout genre de corruption. Il y en a pour le mensonge et toutes ses subdivisions, comme flatterie, fourberie, calomnie, imposture, hypocrisie, et le reste. Il y en a pour la bassesse beaucoup et de fort considérables, non moins pour la sottise, l'ineptie, l'ignorance; d'autres pour l'adultère et la prostitution, les plus enviés de tous, dont un seul fait souvent la grandeur d'une famille. Mais pour ceux-là, ce sont les femmes qui concourent; on couronne les maris; du reste, point de faveur, de préférence injuste: la palme est au plus vil, l'honneur au plus rampant, sans distinction de naissance; ainsi le veut la Charte, et le Roi l'a jurée. C'est un droit garanti par la Constitution, acheté de tout le sang de la Révolution; le vilain peut prétendre à vivre et s'enrichir comme le gentilhomme sans industrie, talens, mœurs ni probité, dont la noblesse enrage, et sur cela réclame ses antiques priviléges.

Tout le monde cependant use du droit acquis comme si on craignait de n'en pas jouir longtemps. Chacun se lance; non: à la Cour, on se glisse, on s'insinue, on se pousse. Il n'est fils de bonne mère qui n'abandonne tout pour être présenté, faire sa révérence avec l'espoir fondé, si elle est agréée, d'emporter pied ou aile, comme on dit, du budget, et d'avoir part aux grâces. Les grâces à la Cour pleuvent soir et matin; et une fois admis, il fau

drait être bien brouillé avec le sort, avoir bien peu de souplesse, ou une femme bien sotte, pour ne rien attraper, lorsqu'on est alerte, à l'épreuve des dégoûts, et qu'on ne se rebute pas. Sans humeur, sans honneur; c'est le mot, la devise. Quiconque ne sait pas digérer un affront...

Alerte, il le faut être. Bien des gens croient la Cour un pays de fainéans, où, dès qu'on a mis le pied, la fortune vous cherche, les biens viennent en dormant; erreur. Les courtisans, il est vrai, ne font rien; nulle œuvre, nulle besogne qui paraisse. Toutefois, les forçats ont moins de peine, et le comte de Sainte-Hélène dit que les galères, au prix, sont un lieu de repos. Le laboureur, l'artisan, qui chaque soir prend somme, et répare la nuit les fatigues du jour, voilà de vrais paresseux. Le courtisan jamais ne dort, et l'on a calculé mathématiquement que la moitié des soins perdus dans les antichambres, la moitié des travaux, des efforts, de la constance, nécessaires pour seulement parler à un sot en place, suffirait, employée à des objets utiles, pour décupler en France les produits de l'industrie, et porter tous les arts à un point de perfection dont on n'a nulle idée.

Mais la patience surtout, la patience aux gens de Cour est ce qu'est aux fidèles la charité, tient lieu de tout autre mérite. Monseigneur, j'attendrai, dit l'abbé de Bernis au ministre qui lui criait : Vous n'aurez rien, et le chassait, le poussait dehors par les épaules. J'en sais qui sur cela

eussent pris leur parti, cherché quelque moyen de se passer de Monseigneur, de vivre par eux-mêmes, comme le cocher de fiacre: La Cour me blâme, je m'en...; c'est-à-dire : je travaillerai. Ignoble mot, langage de roturier né pour toujours l'être. Le gentilhomme de Louis XVI, noble de race, dit j'attendrai. Le gentilhomme de Bonaparte, noble. par grâce, dit j'attendrons. Et tous deux se prennent la main, s'embrassent, amis de Cour!

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