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exprès, afin de n'avoir aucun frein, se faisaient épouses pour être libres; qui... prenons garde d'offenser encore la morale! comme ces belles dames enfin, dont la conduite est naïve ment représentée dans l'écrit coupable. Il y aura cela de curieux dans votre arrêt, s'il m'est contraire, que ne pouvant nier la vérité de cette peinture des anciennes mœurs (car qu'opposer au témoignage des contemporains?) tout en avouant qu'elles étaient telles, vous me condamneriez seulement pour les avoir appelées mauvaises. Ainsi vous les trouveriez bonnes, et engageriez un chacun à les imiter; chose peu croyable de vous, Jurés, à moins que vous n'ayez des grâces à demander, des faveurs et vos profits particuliers sur la dépravation commune.

Il serait aussi bien étrange qu'ayant loué le présent aux dépens du passé, je n'en pusse être absous par vous, gens d'à présent, par vous, magistrats qui vivez de notre temps, ce me semble; que vous me fissiez repentir de vous avoir jugés meilleurs que vos devanciers, et d'avoir osé le publier; car cela même est exprimé ou sous-entendu dans l'imprimé qu'on vous dénonce, et où je soutiens, bien ou mal, que le monde actuel vaut au moins celui d'autrefois, ce qui suppose que je vous préfère aux conseillers de chambre ardente, aux juges d'Urbain Grandier, de Fargue, aux Laubardemont, aux d'Oppède, vous croyant plus instruits, plus justes, et même... oui, Messieurs, moins esclaves du pouvoir. Est-ce donc à vous de m'en dédire, de me

prouver que je m'abusais, et serais-je, par vous, puni de vous avoir estimés trop? J'aurais meilleur marché, je crois, des morts dont j'ai médit, si les morts me jugeaient, que des vivans loués par moi. Tous les écoliers de Ramus, revenant au monde aujourd'hui, conviendraient sans peine que les nôtres en savent plus qu'eux, et sont plus sages; car au moins ils ne tuent pas leurs professeurs. Les dames galantes de Brantôme, en avouant la vérité de ce que j'ai dit d'elles, s'étonneraient du soin qu'on prend de leur réputation. Si j'osais évoquer ici, par un privilége d'orateur, l'ombre du grand Laubardemont, de ce zélé, de ce dévoué procureur du Roi en son temps, il prendrait mon parti contre son successeur; il serait avec moi contre vous, M. l'avocat général, et vous soutiendrait que vous et nous en tout vivons mieux que nos anciens, comme je l'ai dit, le redis, et le dirai, dussiez-vous, Messieurs, pour ce délit, me condamner au maximum de la peine. Mais n'en faites rien, et plutôt écoutez ce que j'ajoute ici. J'ai employé beaucoup d'étude à connaître le temps passé, à comparer les hommes et les choses d'autrefois avec ce qui est aujourd'hui, et j'ai trouvé, foi de paysan, j'ai trouvé que tout va mieux maintenant, ou moins mal. Si quelques-uns vous disent le contraire, ils n'ont pas, comme moi, compulsé tous les registres de l'histoire, pour savoir à quoi s'en tenir. Ceux qui louent le passé ne connaissent que le présent.

Ainsi de la morale, Messieurs : c'est moi qu'il

en faut croire là-dessus, et non pas le procureur du Roi. J'en sais plus que lui, sans nul doute, et mon autorité prévaut sur la sienne en cette matière. Pourquoi? Par la même raison que je viens de vous dire, l'étude, qui fait que j'en ai plus appris, et par d'autres raisons encore, car la morale a deux parties, la théorie et la pratique. Dans la théorie, je suis plus fort que MM. les procureurs du Roi, ayant eu plus qu'eux le loisir et la volonté de méditer ce que les sages en ont écrit depuis trois mille ans jusqu'à nos jours. Mes principes... fiez-vous-en, Messieurs, à un homme qui chaque jour lit Aristote, Plutarque, Montaigne et l'Evangile dans la langue même de Jésus-Christ. Le procureur du Roi en dirait-il autant? lui, occupé de tout autre chose: car enfin les devoirs de sa charge, les soins toujours assez nombreux d'une louable ambition, sans laquelle on n'accepte point de tels emplois, et d'autres soins, d'autres devoirs qu'impose la société à ceux qui veulent y tenir un rang: visites, assemblées, jeu, repas, cérémonies, tant de soucis, d'amusemens laissent peu de temps à l'homme en place pour s'appliquer à la morale que j'étudie sans distraction. Je dois la savoir, et la sais mieux, n'en doutez pas; et voilà pour la théorie. Quant à la pratique, ma vie laborieuse, studieuse, active, chose à noter, et contemplative en même temps, ma vie aux champs, libre de passions, d'intrigues, de plaisirs, de vanités, me donnerait trop d'avantages dans quelque parallèle que ce fût, et

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je puis, je dois même dire que je ferais honneur à ceux avec qui je me comparerais, fût-ce même avec vous, M. le procureur du Roi. Oui, sur ce banc où vous m'amenez, et où tant d'autres se sont vus condamner à des peines infâmes, sur ce banc même, je vous le dis, ma morale est au-dessus de la vôtre, à tous égards, sous quelque point de vue qu'il vous plaise de l'envisager, et si l'un de nous en devait faire des leçons à l'autre, ce ne serait pas vous qui auriez la parole; par où j'entends montrer seulement que je ne me tiens point avili de l'espèce d'injure que je reçois, et dont la honte, s'il y en a, est et demeurera toute à ceux qui s'imagineraient m'outrager.

En effet, le monde ne s'abuse point, et les sentences des magistrats ne sont flétrissantes qu'autant que le public les a confirmées. Caton fut condamné cinq fois; Socrate mourut comme ayant offensé la morale. Je ne suis Caton, ni Socrate, et sais de combien il s'en faut. Toutefois me voilà dans le même chemin, poursuivi par les hypocrites et les flatteurs de la puissance. Quel que soit votre arrêt, Messieurs, et ceci, j'espère, ne sera point pris en mauvaise part; oui, Messieurs, je veux qu'on le sache, et regrette qu'il n'y ait ici plus de gens à m'écouter : en respectant votre jugement, je ne l'attends pas néanmoins pour connaître si j'ai bien fait. J'en aurais pu douter avant ce qui m'arrive, n'ayant encore que la conscience de mon intention. Mais par le mal que l'on me veut, je

comprends que mon œuvre est bonne. Aussi n'aurais-je fâché personne, si personne ne m'eût applaudi. La voix publique se déclarant autant qu'elle le peut aujourd'hui, m'apprend ce que je dois penser, et ce que sans doute vous pensez avec tout le monde de l'écrit qu'on accuse devant vous. Parmi tant de gens qui l'ont lu, de tout âge, de toute condition, j'ajoute même encore, et de toute opinion, je n'ai vu nul qui ne m'en parût satisfait quant à la morale, et, grâce au Ciel, je suis d'un rang, d'une fortune, qui ne m'exposent point à la flatterie. Une chose donc fort assurée, dont je ne puis faire aucun doute, c'est que public m'approuve, me loue. Si vous cependant, Messieurs, me déclarez coupable, j'en souffrirai de plus d'une façon, outre le chagrin de n'avoir pu vous agréer, comme à tant d'autres; mais j'aime mieux qu'il soit ainsi, que si le contraire arrivait, et que je fusse absous par vous, coupable aux yeux de tout le monde.

Voilà ce que Paul-Louis voulait dire. Ces paroles, et d'autres qu'il eût pu ajouter, n'eussent pas été perdues peut-être; car en de tels débats, la voix de l'accusé a une grande force; mais peut-être aussi n'eût-il pas empêché par là les Jurés de le condamner, comme ils ont fait, unanimement et quasi sans délibérer, tant le fait leur parut éclairci par la lumineuse harangue de M. l'avocat général. Le président posa deux questions: Paul-Louis est-il coupable? Oui. Bobée est-il coupable? Non. La

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