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plupart s'étudient à déguiser leur pensée, autant il me fâche de savoir si peu mettre la mienne au jour. Ah! si ma langue pouvait dire ce que mon esprit voit, si je pouvais montrer aux hommes le vrai qui me frappe les yeux, leur faire détourner la vue des fausses grandeurs qu'ils poursuivent, et regarder la liberté, tous l'aimeraient, la désireraient. Ils connaîtraient, en rougissant, qu'on ne gagne rien à dominer, qu'il n'est tyran qui n'obéisse, ni maître qui ne soit esclave; et perdant la funeste envie de s'opprimer les uns les autres, ils voudraient vivre et laisser vivre. S'il m'était donné d'exprimer, comme je le sens, ce que c'est que l'indépendance, Decazes reprendrait la charrue de son père, et le Roi, pour avoir des ministres, serait obligé d'en requérir, ou de faire faire ce service à tour de rôle, par corvée, sous peine d'amende et de prison.

Sur les injures je me tais : il en sait plus que moi; je n'aurais pas beau jeu. Mais il m'appelle loustic, et c'est là-dessus que je le prends. Il dit, et croit bien dire, parlant de moi, le loustic du parti national, et fait là une faute, sans s'en douter, le bonhomme! Ce mot est étranger. Lorsqu'on prend le mot des puissances étrangères, il ne faut pas le changer. Les puissances étrangères disent loustig, non loustic, et je crois même qu'il ignore ce que c'est que le loustig dans un régiment Teutsche. C'est le plaisant, le jovial qui amuse tout le monde, et fait rire le régiment, je veux dire les soldats et les bas-officiers; car tout le reste est noble, et,

comme de raison, rit à part. Dans une marche, quand le loustig a ri, toute la colonne rit et demande : « Qu'a-t-il dit ?» Ce ne doit pas être un sot. Pour faire rire des gens qui reçoivent des coups de bâton, des coups de plat de sabre, il faut quelque talent, et plus d'un journaliste y serait embarrassé. Le loustig les distrait, les amuse, les empêche quelquefois de se pendre, ne pouvant déserter, les console un moment de la schlague, du pain noir, des fers, de l'insolence des nobles officiers. Est-ce là l'emploi qu'on me donne? Je vais avoir de la besogne. Mais quoi? j'y ferai de mon mieux. Si nous ne rions encore, quoi qu'il puisse arriver, il ne tiendra pas à moi; car j'ai toujours été de l'avis du chancelier Thomas Morus: « Ne faire rien contre la conscience, et rire jusqu'à l'échafaud inclusivement. » Comme cet emploi, d'ailleurs, n'a point de traitement, ni ne dépend des ministres, je m'en accommode d'autant mieux.

Tout cela ne serait rien, et je prendrais patience sur les noms qu'il me donne. Mais voici pis que des injures. Il me menace du sabre, non du sien, je ne sais même s'il en a un, mais de celui du soldat. Écoutez bien ceci : « Quand le soldat, dit-il (faites attention; chaque mot est officiel, approuvé des censeurs), quand le soldat voit ces gens qui n'aiment pas les hautes classes, les classes à privilége, il met d'abord la main sur la garde de son sabre. » Tudieu, ce ne sont pas des prunes que cela. Le chiffonnier valait mieux. On ne me sabre pas encore

comme vous voyez; mais on tardera peu; on n'attend que le signal du noble qui commande. Profitons de ce moment; je quitte mon journaliste, et je vais au soldat. « Camarade, lui dis-je.» Il me regarde à ce mot « Ah! c'est vous, bonhomme Paul. Comment se portent mon père, ma mère, ma sœur, mes frères et tous nos bons voisins? Ah! Paul, où est le temps que je vivais avec eux et vous, vous souvient-il? labourant mon champ près du vôtre. Combien ne m'avez-vous pas de fois prêté vos bœufs lorsque les miens étaient las? Aussi vous aidais-je à semer, ou serrer vos gerbes, quand le temps menaçait d'orage. Ah! bonhomme, si jamais... Comptez que vous me reverrez. Dites à mes bons parens qu'ils me reverront, si je ne meurs. n'as donc point, lui dis-je, oublié tes parens? Non plus que le premier jour. Ni ton pays? Oh! non. Pays de mon enfance! terre qui m'as vu naître ! Mon ami, tu es triste. Tu te promènes seul; tu fuis tes camarades; tu as le mal du pays. - Nous l'avons tous, bonhomme Paul. »

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- Tu

Touché de pitié, je m'assieds, et il continue : « Vous savez, père Paul, comment je vivais chez nous, toujours travaillant, labourant ou façonnant ma vigne, et chantant la vendange ou le dernier sillon; attendant le dimanche pour faire danser ma Sylvine aux assemblées de Véretz ou de Saint-Avertin. On m'a ôté de là, pourquoi? pour escorter la procession, ou bien prendre les armes lorsque le bon Dieu passe. On m'apprend la charge en douze temps.

A quoi bon? Pour quelle guerre? On s'y prend de manière à n'avoir jamais de querelle avec les puissances étrangères. Pourquoi donc charger l'arme : et sur qui faire feu? Je sers; mais à quoi sers-je ? A rien, bonhomme Paul. Tout cela nous ennuie, et nous fait regretter le pays dans nos casernes. Ah! Véretz, ah! Sylvine! ah! mes bœufs, mes beaux bœufs! Fauveau à la raie noire, et l'autre qui avait une étoile sur le front! Vous en souvient-il, bonhomme Paul? »

Là-dessus, sans répondre, je lui glisse ce mot : << Sais-tu bien ce qu'on m'a dit de toi? Mais je n'en crois rien. Je me suis laissé dire que tu voulais nous sabrer. Moi, vous sabrer, bonhomme! Quiconque vous l'a dit est un... Oui, mon ami, c'est un ga

zetier censuré.

«Mais que fais-tu? Comment te trouves-tu à ton régiment? Es-tu content, dis-moi, de tes chefs? Fort content, bonhomme, je vous jure. Nos sergens et nos caporaux sont les meilleures gens du monde. Voilà là-bas Francisque, notre sergent-major, brave soldat, bon enfant; il a fait les campagnes d'Égypte et de Russie, et il fait aujourd'hui sa première communion. - Tout de bon? Oui, vraiment; c'est aujourd'hui le numéro cinq, demain ce sera le numéro six. Comment? que veux-tu dire? Nous communions par numéros de com

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pagnie, la droite en tête.

ciers? Mes officiers? Ma

Fort bien. Tes offi

foi, je ne les connais

guère. Nous les voyons à la parade. Nous autres

soldats, bonhomme Paul, nous ne connaissons que nos sergens. Ils vivent avec nous; ils logent avec nous; ils nous mènent à vêpres. En vérité? Cependant, tu dois savoir, mon cher, si ton capitaine te veut du bien?- Notre capitaine n'a pas rejoint; nous ne l'avons jamais vu. Il prêche les missions dans le Midi. Bon! Mais ton colonel? Oh! celui-là, nous l'aimons tous. C'est un joli garçon, bien tourné, fait à peindre, bel homme en uniforme, jeune; il est né peu de temps avant l'émigration. Dis-moi il a servi? Oh! oui; en Angleterre il a servi la messe; et y paraît bien, car il aime toujours l'Angleterre et la messe.

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A ce que je puis voir, tu ne te soucies point de rester au régiment, de suivre jusqu'au bout la carrière militaire. Où me mènerait-elle? Sergent après vingt ans, la belle perspective! Mais, par la loi Gouvion, ne peux-tu pas aussi devenir officier? Ah! officier de fortune! Si vous saviez ce que c'est! J'aime mieux labourer et mener bien na charrue, que d'être ici lieutenant mal mené par les nobles. Adieu, bonhomme Paul; la retraite m'appelle. Au revoir, mon bonhomme. Au revoir,

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mon ami. >>>

A quatre pas de là, je trouve le seigneur du fief de Haubert, et je lui dis : «Mon gentilhomme, vous n'aurez jamais ces gens-là.

plaît?

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Pourquoi, s'il vous

C'est qu'ils ont tâté de l'avancement.

Vous voulez toutes les places, mais surtout vous voulez toutes les places d'officier, et vous avez rai

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