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Il faut fe rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la mufique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs,
L'art plus heureux de féduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaifir unique.
Il va fiffler quelque opéra nouveau,
Ou malgré lui court admirer Rameau.
Allons fouper. Que ces brillans fervices,
Que ces ragoûts ont pour moi de délices!
Qu'un cuifinier eft un mortel divin!
Cloris, Eglé me verfent de leur main
D'un vin d'Aï, dont la mouffe preffée,
De la bouteille avec force élancée,
Comme un éclair fait voler fon bouchon;
Il part, on rit, il frappe le plafond.
De ce vin frais l'écume petillante
De nos Français eft l'image brillante.
Le lendemain donne d'autres défirs,
D'autres foupers & de nouveaux plaifirs.

Or maintenant, monfieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente & vos murs malheureux,
Où vos Crétois, triftement vertueux,
Pauvres d'effet & riches d'abftinence,
Manquent de tout pour avoir l'abondance:
J'admire fort votre ftyle flatteur,

Et votre profe, encor qu'un peu traînante;
Mais, mon ami, je confens de grand cœur
D'être feffé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bon homme,
Jardin fameux par le Diable & la pomme,

C'eft bien en vain que triftement séduits,
Huet, Calmet, dans leur favante audace,
Du paradis ont recherché la place:
Le paradis terreftre eft où je suis. (e)

NOTES.

(a) Cette pièce eft de 1736. C'est un badinage dont le fond eft très-philofophique & très-utile: fon utilité fe trouve expliquée dans la pièce fuivante. Voyez auffi la lettre de M. de Melon à madame la comteffe de Verrue.

(b) Auteur du Cuifinier français.

(c) Fameux sculpteur né à Chaumont en Champagne.

(d) Excellent orfévre dont les deffins & les ouvrages font du plus grand goût.

(e) Les curieux d'anecdotes feront bien aises de favoir que ce badinage, non-feulement très-innocent, mais dans le fond très-utile, fut compose dans l'année 1736, immédiatement après le fuccès de la tragédic d'Alzire. Ce fuccès anima tellement les ennemis littéraires de l'auteur, que l'abbé Desfontaines alla denoncer la petite plaifanterie du Mondain à un prêtre nommé Couturier, qui avait du credit fur l'esprit du cardinal de Fleuri. Desfontaines falfifia l'ouvrage, y mit des vers de sa façon, comme il avait fait à la Henriade. L'ouvrage fut traité de scandaleux, & l'auteur de la Henriade, de Mérope, de Zaïre, fut obligé de s'enfuir de fa patrie. Le roi de Pruffe lui offrit alors le même afile qu'il lui a donné depuis; mais l'auteur aima mieux aller retrouver les amis dans fa patrie. Nous tenons cette anecdote de la bouche même de M. de Voltaire.

DE M. DE MELON,

ci-devant fecrétaire du régent du royaume,

A Mme LA COMTESSE DE VERRUE,

SUR L'APOLOGIE DU LUXE.

J'AI lu, Madame, l'ingénieuse Apologie du luxe;

ΑΙ

je regarde ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique, cachée fous un badinage agréable. Je me flatte d'avoir démontré, dans mon Effai politique fur le commerce, combien ce goût des beaux arts, & cet emploi des richeffes, cette ame d'un grand Etat, qu'on nomme luxe, font néceffaires pour la circulation de l'espèce & pour le maintien de l'industrie; je vous regarde, Madame, comme un des grands exemples de cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent uniquement par la protection que vous donnez aux arts? (b) Que l'on ceffe d'aimer les tableaux, les eftampes, les curiofités en toute forte de genre; voilà vingt mille hommes, au moins, ruinés tout d'un coup dans Paris, & qui font forcés d'aller chercher de l'emploi chez l'étranger. Il eft bon que dans un canton fuiffe on faffe des lois fomptuaires, par la raifon qu'il ne faut pas qu'un pauvre vive comme un riche. Quand les Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient befoin d'une extrême frugalité; mais à préfent que c'eft la nation de l'Europe qui a le plus d'argent, elle a befoin de luxe, &c.

NOTE S.

(a) Cette lettre fut écrite dans le temps que la pièce du Mondain parut, en 1736.

(b) Madame la comteffe de Verrue, mère de madame la princeffe de Carignan, dépenfait cent mille francs par an en curiofités : elle s'était formé un des beaux cabinets de l'Europe en raretés & en tableaux. Elle raffemblait chez elle une fociété de philofophes, auxquels elle fit des legs par fon teftament. Elle mourut avec la fermeté & la fimplicité de la philofophic la plus intrépide.

LETTRE

A M. LE COMTE DE SAXE,

DEPUIS MARECHAL GENERAL. (a)

Voici, monfieur le Comte, la Défense du Mondain;

OICI,

j'ai l'honneur de vous l'envoyer, non-feulement comme à un mondain très-aimable, mais comme à un guerrier très-philofophe, qui fait coucher au bivouac auffi leftement que dans le lit magnifique de la plus belle de fes maîtreffes, & tantôt faire un fouper de Lucullus, tantôt un fouper de houffard.

Omnis Ariftippum decuit color & ftatus & res.

Je vous cite Horace qui vivait dans le fiècle du plus grand luxe & des plaifirs les plus raffinés ; il fe

(a) Cette lettre a été trouvée dans les papiers de M. le maréchal de Saxe.

118 LETTRE A M. LE COMTE DE SAXE.

contentait de deux demoiselles ou de l'équivalent; & fouvent il ne fe fefait fervir à table que par trois laquais; cana miniftratur pueris tribus. Les poëtes de ce temps-ci fous un Mécène, tel que le cardinal de Fleuri, font encore plus modeftes.

Oui, je fuis loin de m'en dédire,
Le luxe a des charmes puissans;
Il encourage les talens,

Il eft la gloire d'un empire.

Il ressemble aux vins délicats,
Il faut s'en permettre l'usage:
Le plaifir fied très-bien au sage;
Buvez, ne vous enivrez pas.

Qui ne fait pas faire abftinence
Sait mal goûter la volupté;
Et qui craint trop la pauvreté
N'eft pas digne de l'opulence.

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