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Rappelez rarement un service rendu :

Le bienfait qu'on reproche est un bienfait perdu.

UNE âme généreuse ne perd jamais la mémoire des biens qu'elle a reçus; mais elle oublie ceux qu'elle a faits. Ce qu'elle se croit surtout interdit, c'est d'y penser pour en faire des reproches, ou pour les rappeler même à la personne qu'elle a obligée. Elle croiroit en perdre le mérite et la gloire, si elle les remettoit sous les yeux d'un ami: ce souvenir n'est honorable et ne convient qu'à lui.

S'il est plus doux de faire du bien à ceux qui en auront de la reconnoissance, il y a plus de vertu et de grandeur d'âme à en faire à ceux do qui l'on n'attend rien. La récompense de l'homme bienfaisant est dans son cœur. Il n'est jamais la dupe d'un ingrat, parce qu'il se rend toujours le témoignage d'avoir fait son devoir, d'avoir pratiqué une vertu. D'ailleurs, s'il a obligé sans espoir de retour de la part des hommes, il n'a pas renoncé au prix que le ciel a bien voulu attacher à la bienfaisance. Léopold, duc de Lorraine, avoit comblé de bienfaits une personne qui fut ingrate.

On en parla au prince qui répondit : « Je ne dois pas me plaindre de son ingratitude, puisque je ne l'ai obligée que pour moi. »

En secourant les malheureux, que ce soit le désir de soulager nos semblables qui nous y engage, et d'autres vues plus grandes encore qu'inspire la religion. Que le vil motif de l'intérêt, ni l'espérance même de la gratitude, ne soient pas ce qui nous détermine: nous serions souvent trompés dans notre attente. Songeons à bien faire, plaçons nos bienfaits le mieux qu'il nous sera possible, et laissons à ceux que nous avons obligés le soin de la reconnoissance. Ne comptons pas même beaucoup là-dessus : le monde est plein d'ingrats. Mais, comme dit fort bien La Bruyère. Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude, que de manquer aux misérables. »

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La crainte de faire des ingrats ne doit donc pas nous empêcher d'ouvrir, en faveur des indigens, la main de la bienfaisance. Devons-nous nous attendre à être mieux traités que Dieu même ? Ses plus grands bienfaits ne font-ils pas les plus grands ingrats? Ceux qu'il a comblés de biens ne sont-ils pas souvent ceux qui en abusent le plus, et qui le servent le plus mal? L'ingratitude que les hommes auront pour nous, pourra nous devenir plus avantageuse que leur reconnoissance, en épurant notre vertu, en nous rendant plus agréables et plus semblables à Dieu.

Quoique l'ingratitude soit un monstre qui naisse comme de lui-même dans le cœur de l'homme,

et y prouuise les sentimens les plus odieux, il faut
avouer aussi que, si l'on vouloit pénétrer les in-
tentions de la plupart de ceux qui font du bien,
on découvriroit' souvent que les reproches d'in-
gratitude qu'ils font, sont aussi mal fondés que
leurs droits à la reconnoissance. Combien de per-
sonnes sont les premiers auteurs de l'ingratitude
dont elles se plaignent! La bienfaisance pure est
aussi rare que
presque
la vraie reconnoissance.
Ce n'est pas que nous prétendions excuser au
cun ingrat: quel que soit le motif qui ait engu-
gé à nous faire du bien, nous devons toujours le
reconnoître. Mais voulez-vous qu'on en ait de la
reconnoissance, obligez avec zèle, avec affec-
tion, et dans la vue de faire plaisir. Témoignez de
la joie, de l'estime, de l'empressement, et
l'on vous témoignera de la gratitude. Ayez soin
surtout de ne pas perdre le fruit ni le mérité du
bien que vous faites, par de mauvaises manières
qui le précèdent, qui l'accompagnent, ou qui le
suivent.

Les plaintes et les reproches ne guérissent de rien, et ne servent ordinairement qu'à faire mé priser ceux qui les font. Celui qui reproche ses bienfaits et ses services, montre qu'il n'a obligé que par vanité ou par intérêt. Il y a des gens qui vous répètent éternellement qu'ils vous ont fait ce que vous êtes. Est-il rien de plus cruel? et no leur auroit-on pas plus d'obligation de ne leur en point avoir ? Quelqu'un reprochoit à une personne qu'elle lui devoit tout ce qu'elle étoit : «Cela étoit

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vrai il n'y a qu'un moment, reprit l'autre; mais à présent cela ne l'est plus. »

S'il y a souvent de la dureté et peu d'honneur à reprocher le bien que nous avons fait, il est quelquefois permis de le rappeler, pour engager à la reconnoissance qu'on doit avoir et qui nous est devenue nécessaire. Un soldat romain alloit être jugé par l'empereur: « Prince, lui dit-il, reconnoitriez-vous le soldat qui, pour éteindre l'ardeur de votre soif, vous apporta de l'eau d'une fontaine ? Oui, répondit l'empereur, mais ce n'est pas toi. Vous avez raison de ne pas me reconnaître, répliqua le soldat, car j'ai perdu depuis ce temps-là un cuil en combattant pour vous. » L'empereur, l'ayant envisagé avec plus d'attention, reconnut ses traits, et le récompensa.

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XI.

Ne publiez jamais les grâces que vous faites;
Il faut les mettre au rang des affaires secrètes.

LB grand Corneille dit même dans une de ses pièces :

Un bienfait perd sa grâce à le trop publier;

Qui veut qu'on s'en souvienne, il le faut oublier.

La vraie bienfaisance aime le secret. Elle ressemble à ces grands fleuves qui se retirent en silence des terres sur lesquelles ils ont porté la fertilité et les richesses. Que celui que vous avez

secouru l'ignore, s'il se peut. N'imitez pas ces bienfaiteurs orgueilleux, qui publient partout quelques actes de générosité que l'ostentation leur a fait faire, et qui sonnent de la trompette, afin que toute la terre sache le bien qu'ils ont fait à des malheureux. Que leur orgueil rend leurs bienfaits redoutables et quelquefois humilians! Qu'ils apprennent, du beau trait suivant, la manière dont les âmes vraiment généreuses aiment à faire le bien.

Grimaldi, célèbre peintre et graveur italien, aussi distingué par la noblesse de ses sentimens et par sa générosité bienfaisante que par ses talens, apprit l'état misérable d'un gentilhomme sicilien, qui était logé près de lui. Il alla plusieurs fois jeter en secret de l'argent dans sa chambre. Mais le gentilhomme ayant guetté son bienfaiteur, et l'ayant surpris, se jeta à ses pieds plein de reconnoissance. Grimaldi lui dit en le relevant : « J'aurois goûté doublement le plaisir de vous avoir obligé, si j'avais pu vous épargner la peine de m'en être redevable »

Ce n'est pas qu'il faille toujours couvrir des voiles du secret les fruits de sa bienfaisance. On doit, pour l'édification, pour l'exemple, les laisser quelquefois, pour ainsi dire, percer d'euxmêmes et paroître au grand jour. Mais ce qu'on doit surtout éviter, c'est l'ostentation qui veut tout faire avec éclat, sans discerner les circonstances où la libéralité elle-même demande à être connue, de celles où elle veut qu'on épar

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