Page images
PDF
EPUB

:

momens dont l'ivresse fait oublier toutes les lois de la prudence. Turenne en est un exemple bien frappant il étoit impénétrable à la tête des armées. Louvois, ministre de la guerre, se plaignoit de ce qu'il n'apprenoit ses desseins que par les gazettes. Turenne ne les confioit pas même au roi. Ce prince dit un jour à un officier-général, qui partoit pour l'armée d'Allemagne « Dites, je vous prie, à M. de Turenne, qu'il me fasse part de ses desseins: j'y suis pour le moins aussi intéressé que lui. » Cependant ce grand homme eut la foiblesse de découvrir à madame Coaquin, qu'il aimoit, un secret que le roi lui avoit confié. Cette dame le révéla au chevalier de Lorraine. Celui-ci apprit le secret à Monsieur (1), à qui on vouloit le cacher. Monsieur le dit au roi. Ce secret étoit le voyage que Madame devoit faire em Angleterre, pour négocier avec le roi son frère Jacques II. Louis XIV eut un éclaircissement avec Turenne, qui lui avoua qu'il avoit eu la foiblesse de révéler le mystère à madame Coaquin. « Défiez-vous de cette dame, lui dit le roi; puisqu'elle a trahi votre secret en faveur du chevalier de Lorraine, vous voyez bien que vous êtes sacrifié. Quelle défiance ne devons-nous pas avoir de nous-mêmes! et de quelle foiblesse l'homme n'est-il pas capable, puisqu'un si grand homme, si religieux sur le secret, n'a pu garder celui d'un roi! Il n'y pensoit jamais sans rougir de confusion, Aussi dit-il à un seigneur qui le (1) On appelle ainsi en France le frère aîné du rot.

[ocr errors]

mit sur ce chapitre un soir dans sa chambre : Eteignons les lumières, et je vous dirai ensuite cette histoire. »

[ocr errors]

Ce n'est pas assez de tenir caché ce qui nous a été confié sous la condition du secret. La conversation et la société emportent une convention générale et tacite, qui oblige à taire tout ce qui peut être préjudiciable en quelque manière à celui qui l'a dit. C'étoit la belle maxime du comte de Shaftsbury, qui eut une occasion éclatante de la mettre en pratique. Ce seigneur, si célèbre dans l'histoire d'Angleterre par la grande part qu'il eut aux mouvemens qui agitèrent le règne du roi Charles II, étoit devenu, de ministre de ce prince, son plus dangereux ennemi, et s'étoit jeté dans le parti du parlement. Quelque temps après on y attaqua M. Hollis sur des négociations secrètes qu'il avoit eues avec le roi. Rien ne manquoit pour le perdre que des témoins. On comptoit en trouver un tel qu'on le désiroit, dans la personne du comte qui avoit été dans le cas de tout savoir. Il y avoit d'autant moins lieu de douter qu'il ne parlât, que c'était pour lui une belle occasion, et une occasion qui se présentoit d'elle-même, de ruiner un ancien ennemi. Dans cette pensée, on cite le comte et on l'interroge. Il répond qu'il ne peut satisfaire sur ce qu'on lui demande, parce que, quand même il sauroit quelque chose au désavantage de M. Hollis, il ne devroit point avoir recours à cette voie infâme de se venger d'un ennemi. Ceux qui l'avoient fait comparoître l'exhor

tent, le pressent, le menacent. Tout fut inutile. On lui ordonna de se retirer; et plusieurs membres du parlement proposèrent avec tant de chaleur de l'envoyer à la Tour, que ses amis effrayés vinrent le solliciter de céder aux instances de la chambre. Mais il demeura ferme dans sa resolution, et il eut le bonheur que méritoit son action généreuse, celui de trouver assez d'amis pour le tirer d'affaire. M. Hollis alla le remercier en termes pleins de reconnoissance et d'estime. Le comte lui dit qu'il ne prétendoit lui imposer aucune obligation par l'action qu'il venoit de faire; qu'il se devoit à luimême la conduite qu'il avoit tenue, et qu'il auroit fait la même chose pour tout autre; que cependant il connoissoit assez le mérite de M. Hollis et le prix de son amitié, pour être prêt à l'accepter comme une insigne faveur, s'il l'en jugeoit digne. M. Hollis, charmé de ce discours autant que de ce qui y avoit donné lieu, assura le comte d'un attachement sincère et zélé. Par là une ancienne mésintelligence entre deux hommes généreux, opulens et voisins, fut changée en une vraie et solide amitié.

Quoique le secret doive être ordinairement inviolable, il y a néanmoins des cas où l'on peut, où l'on doit même le révéler. S'il doit nuire à l'innocence, s'il couvre un dessein criminel, ne craignez point de le découvrir à la personne qui en seroit la victime, ou à ceux qui peuvent y mettre obstacle. Henri III, roi de France, avoit fait arrêter le roi de Navarre, qui fut depuis

Henri IV. Ce prince ayant trouvé moyen de s'échapper de sa prison, on soupçonna Fervaques d'avoir eu connoissance de cette fuite, et de n'en avoir pas donné avis. Le roi furieux jura dans sa colère que Fervaques paieroit de sa tête cette trahison, et ajouta que celui qui avertiroit ce ́traître lui répondroit de sa fuite. Crillon et plusieurs courtisans étoient présens; et comme on connoissoit Henri III capable de faire périr un innocent, Crillon frémit en l'entendant jurer la mort d'un homme de qualité, bon officier, et d'une valeur reconnue. Il résolut de l'arracher au péril pressant où il le voyoit. Il va trouver Fervaques, lui apprend ce qui vient de se passer, et l'exhorte à s'évader. Henri, instruit le matin que Fervaques a disparu, entre dans une colère affreuse. Son imagination est quelques momens errante sur tous ceux qui avoient entendu son serment; mais bientôt ses soupçons se fixent sur Crillon: son estime pour lui les combat et les appuie en même temps : « Fervaques, lui dit-il avec un regard furieux, vient d'échapper à ma vengeance, et ne me laisse que l'espoir de l'exercer d'une manière plus éclatante sur celui qui me l'a dérobé : le connoissez-vous? — Oui, sire, répondit Crillon. Hé bien! reprit le roi vivement, nommez-le moi. Je ne serai jamais délateur que de moi-même, répliqua Crillon; mais la juste crainte qu'un innocent ne soit une victime immolée au ressentiment de votre majesté, me prescrit de vous livrer le coupable: oui, sire,

je suis celui que vous devez punir, celui qui se seroit cru l'assassin de Fervaques, si j'eusse gardé un secret qui lui eût coûté la vie. » Le roi, étonné, resta un moment sans parler, les yeux fixés sur lui; puis rompant le silence, il dit « Comme il n'y a qu'un Crillon dans le monde, ma clémence en sa faveur ne fait pas un exemple · dangereux. »

XIV.

Sans être familier, ayez un air aisé.

CET air aisé, qui annonce la belle éducation, s'acquiert, ainsi que la politesse, plus par l'usage du monde et en fréquentant les bonnes compagnies, que par les leçons et les discours. Il y en a qui l'ont naturellement, et qui sans art ont des grâces infinies dans tout ce qu'ils font : chez eux, tout est aisé, tout coule de source. Il y en a d'autres, au contraire, qui sont naturellement gênés, embarrassés, timides : ils ne savent ni parler ni se taire, ni faire ni recevoir une honnêteté. Ils ont un air gauche et pesant, qui dépare tout ce qu'ils font.

Il n'est pas facile d'acquérir l'air aisé, quand la nature ne l'a pas donné; mais il vaut mieux rester ce qu'on est, que d'affecter ce qu'on n'est pas. Souvent en voulant paroître plus agréable, on n'en paroît que plus ridicule. Les grâces mê

« PreviousContinue »