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du mal, c'est inutilité : assez d'autres s'en chargeront et s'en acquitteront mieux que nous.

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Soyez humble et modeste au milieu des succès.

Les Hollandais parurent oublier cette belle maxime, dans les heureux succès de la guerre où ils eurent part au sujet de la succession d'Espagne. L'abbé de Polignac, un des négociateurs de la paix, indigné de la hauteur avec laquelle ils le traitoient aux conférences de Gertruydenberg (1), leur dit : « Messieurs, vous parlez bien comme des gens qui ne sont pas accoutumés à vaincre. » Il le leur fit encore mieux sentir, deux ans après, au congrès d'Utrecht. Les plénipotentiaires hollandais voyant que la face des affaires étoit changée par la réunion des cours de Versailles et de Londres, et s'apercevant qu'on leur cachoit quelques-unes des conditions du traité de paix, déclarèrent aux ministres du roi de France, qu'ils pouvoient se préparer à sortir de la Hollande. L'abbé de Polignac, qui n'avoit pas oublié la hauteur avec laquelle ils lui avoient parlé aux conférences de Gertruydenberg, leur dit ; « Non, messieurs, nous ne sortirons pas d'ici; nous traiterons chez vous, nous traiterons de vous, et nous traiterons

sans vous. »

Cet abbé, qui possédoit au suprême degré le talent de la négociation, donna lui-même un bel exemple de la modestie qu'on doit avoir dans les

(1) Ville du Brabant hollandais, où se tinrent les conférences en 1710.

bons succès. Louis XIV l'ayant nommé auditeur de rote, il partit pour Rome en cette qualité. Le cardinal de la Trémouille y étoit alors chargé d'une négociation importante: il manda au roi qu'il ne pouvoit réussir sans le secours de l'abbé de Polignac. Le roi le nomma pour adjoint, et il obtint tout du pape. Le cardinal écrivit au roi comme la chose s'étoit passée: l'auditeur de rote assura le prince que le succès de la négociation étoit uniquement dû au cardinal. Le roi, étonné et charmé tout ensemble d'un procédé si noble et si rare de la part de ces deux ministres, ne différa pas un moment à en instruire toute la cour. Ce prince, satisfait du service et du mérite de l'abbé de Polignac, lui obtint dans la suite le chapeau de cardinal.

La modestie de Turenne dans les heureux succès étoit encore plus admirable, parce qu'elle alloit jusqu'au sublime. Il n'avoit été vaincu que dans un combat, où il ne commandoit même qu'en second. Cependant, quand il avoit remporté quelque victoire, et qu'on l'en félicitoit, en lui disant qu'il étoit toujours victorieux: « Vous avez sans doute oublié, répondit-il, que j'ai été battu à Mariendal. >>

Mais personne ne porta peut-être jamais plus loin la simplicité de la modestie, que le célèbre Catinat, un des grands généraux de Louis XIV. En envoyant à la cour la relation de la bataille de Staffarde, qu'il venoit de gagner, tous les colonels y étoient nommés ; et le roi, au rapport du

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général, avoit à chacun d'eux une obligation particulière. La cour n'apprit les propres exploits de Catinat que par des lettres de différens particuliers. On sut que son cheval avoit été tué sous lui, qu'il avoit reçu plusieurs coups dans ses habits et une contusion au bras gauche. Il étoit si peu question du général dans sa relation, qu'une personne qui en avoit écouté la lecture, demanda : « M. de Catinat étoit-il à cette bataille ? » Le lendemain, étant allé remercier le régiment de Grancey, dont la valeur n'avoit pas peu contribué à la victoire, plusieurs soldats qui jouoient aux quilles à la tête du camp, quittèrent leur jeu pour s'approcher du général; mais Catinat leur dit avec bonté de retourner à leur partie. Quelques officiers lui proposèrent d'en faire une; il l'accepta, et se mit à jouer aux quilles avec eux. Un officier - général, qui se trouvoit présent, voulut en plaisanter, et dit qu'il étoit bien extraordinaire de voir un géné ral d'armée jouer aux quilles après une bataille gagnée : « Vous vous trompez, répondit Catinat, cela ne seroit étonnant que dans le cas où il l'auroit perdue. » Que cette modération et cette tranquillité d'âme, dans un moment qui seroit pour tant d'autres un moment d'ivresse, peignent bien le héros et le grand homme !

On a vu encore dans le même siècle, mais dans un autre genre, un rare exemple de cette modestie de sentimens, qui caractérise les âmes supérieures. Le père Sébastien, cet excellent mécanicien dont nous avons déjà parlé, avoit enrichi

les manufactures de plusieurs belles découvertes et il avoit inventé ces tableaux mouvans, qui firent l'admiration de la cour. Il reçut la visite du duc de Lorraine, de Pierre-le-Grand, et de plusieurs autres princes. Mais la réputation dont il jouissoit, et qui étoit répandue dans toute l'Europe, ne le changea point; et le grand Condé disoit de lui, qu'il étoit aussi simple que ses machines. Tel étoit aussi le P. Mabillon, savant bénédictin. Sa modestie étoit encore plus grande que sa science, qui pourtant étoit immense. M. Le Tellier, archevêque de Reims, dit à Louis XIV, en le lui présentant : « Sire, j'ai l'honneur de présenter à votre majesté le religieux le plus savant et le plus humble de votre royaume.»

La modestie est toujours inséparable du vrai mérite, et ne se trouve guère qu'avec lui. Les singes des grands hommes affichent la modestie, parce qu'ils ont ouï dire qu'elle rehaussoit la gloire. Ils sont humbles et modestes par orgueil. Mais leur vanité se trahit elle-même par la joie qui se répand sur leur visage : le témoignage des yeux dément celui des lèvres. La vraie modestie est dans les mœurs encore plus que dans les paroles. Elle doit, en quelque sorte, nous faire ignorer nos avantages, et s'ignorer elle-même. M. Cochin ayant plaidé avec son éloquence ordinaire la cause d'une femme de qualité, cette dame ne put s'empêcher de lui dire, en pleine grande chambre : « Vous êtes si supérieur aux autres hommes, que, si c'étoit le temps du paganisme,

je vous adorerois comme le dieu de l'éloquence. -Dans la vérité du christianisme, répondit l'humble orateur, l'homme n'a rien dont il puisse s'approprier la gloire.

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Ce n'est pas seulement la religion qui nous défend de nous attribuer la gloire de nos heureux succès, d'en être vains et orgueilleux: la raison nous tient le même langage. Elle nous dit qu'il y a des héros de fortune encore plus que de mérite ; qu'il y a peu de grands événemens qui soient dus à la prudence ou à l'habileté des hommes, et que c'est presque toujours le concours des circonstances qui fait le succès ou le défaut de réussite des grandes actions..

L'homme modeste, au milieu des plus grands applaudissemens, se dit à lui-même ce qu'un héraut répétoit de temps en temps au vainqueur romain, dans la marche de son triomphe : « Souvenez-vous que vous êtes homme. » Comme s'il eût dit: Souvenez-vous que cette gloire qui vous environne et qui brille à vos yeux avec tant d'éclat, s'évanouira comme un songe. Ces titres magnifiques dont on vous honore, sont vains: avec eux vous passerez, et vous disparoîtrez comme eux. Ces statues qu'on élève à votre mémoire, seront de peu de durée, et vous durerez encore moins. Peut-être le peuple inconstant, qui vous prodigue aujourd'hui ses acclamations et son encens, renversera-t-il demain son idole, et la foulera-t-il à ses pieds. Mais, dussiez-vous être plus heureux que tant d'autres, et jouir d'une prospérité plus

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