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dédommagé au centuple de ce qu'il vous en aura coûté pour surmonter les sentimens que la haine inspire. Il dédaigneroit vos plus riches offrandes, qui lui seroient présentées par un cœur aigri, et il vous ordonneroit d'aller auparavant vous réconcilier avec votre frère. Mais vous pouvez tout attendre de sa bonté, si vous en avez vous-même pour votre ennemi. Craignez que celui-ci, en vous prévenant, ne mérite d'avoir plus de part à ses faveurs, et hâtez-vous d'obtenir la palme destinée à celui qui fera les premiers pas et les plus grands efforts pour la cueillir.

L'histoire ecclésiastique nous en a conservé un exemple bien frappant. Un prêtre nommé Saprice, et un laïque appelé Nicéphore, d'amis qu'ils étoient auparavant, étoient devenus ennemis déclarés. L'empereur Valérien ayant excité une sanglante persécution, Saprice fut pris. Il confessa JésusChrist avec beaucoup de courage, et fut condamné à avoir la tête tranchée. Nicéphore, qui, touché de repentir, avait déjà fait quelques tentatives inutiles pour se réconcilier avec lui, crut l'occasion favorable. Il se jeta plusieurs fois à ses pieds, en le suivant jusqu'au lieu du supplice, sans pouvoir vaincre sa haine obstinée. Lorsque Saprice fut sur l'échafaud, et que le bourreau alloit lui trancher la tête, il fut saisi de crainte à la vue de la mort, et dit qu'il étoit prêt à sacrifier aux dieux. Nicéphore, plus sensible à cette honteuse apostasie qu'au ressentiment de Saprice, déclara qu'il étoit chrétien, et qu'il ne sacrifieroit jamais aux

idoles. Il fut condamné à périr du même supplice, et reçut la couronne du martyre, dont son ennemi irréconciliable s'étoit rendu indigne.

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XX.

Aimez à vous venger par beaucoup de bienfaits.

C'EST,

'EST, sans contredit, la plus belle et la plus noble de toutes les vengeances. Une grande âme ne croit pas que ce soit assez de souffrir en paix les mauvais traitemens de ses ennemis, de fatiguer leur malignité par sa patience, de désarmer leur colère en ne la combattant point: elle veut en triompher par ses bienfaits. Elle saisit toutes les occasions de les servir en public et en particulier; elle va jusqu'à les rechercher, jusqu'à les prévenir par ses bons offices : dans le besoin, ceux qui l'ont le plus offensée, sont quelquefois préférés à ses amis mêmes. Une telle magnanimité vous étonne; à peine en croyez-vous l'homme capable, tant elle vous paroît au-dessus de lui. Mais cet aveu même est une preuve qu'il n'y a que de la noblesse dans ce caractère; que toute la bassesse est pour celui qui offense, et toute la grandeur pour celui qui sait ainsi se venger.

Jeune homme pour qui j'écris ces réflexions, je veux élever vos sentimens, ennoblir votre cœur, et l'enflammer par de grands exemples encore plus que par mes leçons. Lisez donc et imitez.

Quelques ennemis secrets du gouvernement

de Suède, fâchés de ne pouvoir plus faire aussi bien leurs affaires particulières, en faisant mal celles de l'état, que du temps de l'anarchie, entreprirent de mettre dans leur parti un jeune poète, à qui le talent d'écrire en vers tenoit lieu de fortune. A leur instigation, il composa plusieurs satires très mordantes contre Gustave III. Ce prince en fut instruit, voulut les lire, et fit venir l'auteur. Le poète ne parut devant lui qu'avec le juste effroi d'un coupable qui prévoit son châtiment. « Mon ami, lui dit le monarque, vous écrivez avec esprit, mais il vous manque une chose essentielle, c'est du pain; je vous fais mon bibliothécaire, pour vous mettre à portée de cultiver vos talens je vous pardonne ce que vous avez écrit. » Quelques jours après, le roi ayant fait lire au même poète confus et reconnoissant, quelques vers de sa composition, et trouvant qu'il avait encore le talent de bien lire, ajouta à sa. qualité de bibliothécaire celle de son lecteur.

Quoique cette noble manière de se venger convienne surtout à ceux qui, par la grandeur de leur naissance, de leur condition et de leur fortune, ont moins à craindre qu'on n'en abuse, elle peut néanmoins souvent avoir lieu dans les états moins élevés, et y produire les plus sincères réconciliations. Boursault, poète français, auteur de plusieurs comédies remplies d'une très bonne morale et de beaucoup de traits d'esprit, avoit eu le malheur de déplaire à Despréaux, qui avoit lancé contre lui quelques-uns de ses traits satiriques.

Despréaux, étant allé aux eaux de Bourbon pour une extinction de voix, fut obligé d'y rester beaucoup plus de temps qu'il ne l'avoit cru. Boursault, qui étoit receveur des tailles à Montluçon en Bourbonnais, apprit par un de leurs amis communs que son censeur étoit dans le voisinage et qu'il y manquoit d'argent. Il n'hésita pas un moment à l'aller trouver, et lui porta une bourse de deux cents louis. Despréaux fut si surpris, et en même temps si touché d'une telle générosité, qu'il se jeta à son cou, se réconcilia sincèrement avec lui; et ils lièrent ensemble une étroite et tendre amitié.

«Si votre ennemi a faim, dit Salomon, donnezlui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire: car vous amasserez ainsi sur sa tête des charbons de feu, et le Seigneur vous le rendra (1). Cette maxime, si pleine d'humanité et de religion, a été heureusement rendue par ces beaux vers :

S'il a faim, que nos meis largement le nourrissent;
S'il a soif, que nos eaux soudain le rafraîchissent.
Nos soins et nos bienfaits, nos dons sur lui versés,
Sont des charbons de feu sur sa tête amassés.

O mortels! c'est ainsi que la vertu se venge.

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Les cœurs sont à Dieu seul, c'est lui seul qui les change.
Des bons et des méchans lui seul peut ordonner :
C'est à Dieu de punir, à nous de pardonner.

Ne dites donc point : « Je traiterai cet hommelà comme il m'a traité : je rendrai à chacun selon ce qu'il aura fait (2). » Eu rendant le mal pour le

(1) Si esurierit inimicus tuus, ciba illum, etc. Prov. 25.

(2) Ne dicas: Quomodò facit mihi, sicfaciam reddam unicuique secundùm opus suum. Prov. 24.

mal, vous imitez ce que vous condamnez, et vous vous déshonorez doublement. En vous vengeant par des bienfaits, en faisant du bien, et en le faisant à un ennemi, vous vous couvrez au contraire d'une double gloire.

François de Lorraine, duc de Guise, après avoir vaincu les calvinistes à la bataille de Dreux, assiégeoit Rouen, dont ils avoient fait la place d'armes de leur parti. On lui amena un d'eux qui avoit les yeux égarés, et paroissoit avoir en tête quelque mauvais dessein. Le duc de Guise l'interrogea. Ce malheureux lui avoua qu'il avoit formé le projet de l'assassiner. « Quel mal t'ai-je fait, lui dit le duc avec bonté, pour attenter à ma vie? Vous ne m'en avez fait aucun, lui répondit le protestant; mais c'est parce que vous êtes le plus grand ennemi de ma religion. Si ta religion, reprit le duc, te porte à m'assassiner, la mienne veut que je te pardonne: juge après cela laquelle des deux est la meilleure. » Il lui fit donner un cheval et cent écus, et il le renvoya. On sait de quelle manière l'auteur d'Alzire a rendu le sentiment sublime de ce héros chrétien.

Des dieux que nous servons connois la différence :
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance;
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

C'est surtout à la religion chrétienne qu'il est donné d'inspirer une telle magnanimité de sentimens. Si la morale des philosophes païens avoit mis le pardon des offenses au nombre des vertus,

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