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qui tiendra parole et agira fidèlement avec ceux qui l'ont obligé de quelque manière que ce soit, trouvera toujours ce qui lui sera nécessaire; mais si nous trompons ceux qui ont cru pouvoir se fier à nous, ils n'y seront pas pris une seconde fois, et nous mériterons d'essuyer des refus honteux et humilians.

Le comte Louis de Canosse, évêque italien, avoit à Rome une belle argenterie; on y voyoit plusieurs pièces d'un ouvrage exquis: il y avoit, entre autres, un gobelet dont l'anse étoit faite en forme de tigre, et dont le travail étoit admirable. Un gentilhomme, connu du prélat, envoya un jour le prier de lui prêter pour peu de temps une pièce si rare, sous prétexte d'en vouloir faire faire une pareille. Mais comme il la garda plus de trois mois, le prélat l'envoya demander. Peu après, le même gentilhomme envoya encore pour emprunter une salière, qui avoit la forme d'une écrevisse. Le comte Louis répondit, avec un sourire railleur, au page que le gentilhomme avoit envoyé:

Allez, et rapportez à votre maître que si le tigre, de tous les animaux le plus agile, a été trois mois à revenir, je crains que l'écrevisse, qui est plus lente, n'ait besoin d'autant d'années. Qu'il m'en dispense donc, s'il lui plaît.

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S'il fant récompenser, faites-le dignement. En fait de récompense, celui qui craint d'être généreux est bien près d'être injuste. Un soldat

s'étoit signalé dans une bataille sanglante, où il avoit eu les deux bras emportés. On le présenta à son colonel, qui ne lui offrit qu'une pièce de vingt-quatre sous. Croyez-vous, mon colonel, lui dit avec franchise le soldat, que je n'aie perdu qu'une paire de gants? »

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Les récompenses doivent être dispensées par les mains de la justice, et, autant qu'il est possible, proportionnées aux services: elles en sont le prix légitime. Cependant combien n'y en a-t-il pas, surtout parmi les grands, qui ne récompensent point, ou qui récompensent mal ceux qui les ont servis, persuadés qu'on leur doit tout, et qu'on est trop honoré de les servir. « Il est vieux et usé, dit un grand, il s'est épuisé à me servir; qu'en faire? Un autre plus jeune enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parce qu'il l'a irop mé rité. » Cette réflexion de La Bruyère ne fait pas beaucoup d'honneur aux grands, mais elle n'est que trop confirmée par l'expérience. On demandoit à un grand seigneur s'il ne songcoit pas à faire quelque chose pour un homme de mérite, qui avoit tout sacrifié en s'attachant à lui? ⚫ Comment donc ! répondit-il, je le vois tous les jours, et je lui fais accueil. »

Cette sorte de récompense, aussi singulière qu'elle est peu solide, ressemble à celle que fit Henri IV. Ce prince, n'étant encore que roi de Navarre, se contenta de donner son portrait à d'Aubigné, qui lui avoit rendu des services im-.

portans. Ce seigneur, qui étoit aussi bel esprit que grand capitaine, mit au bas du portrait ces quatre

vers:

Ce prince est d'étrange nature,
Je ne sais qui diable l'a fait;
Car il récompense en peinture
Ceux qui le servent en effet.

Lorsque, monté sur le trône, Henri IV fut plus en état de suivre les mouvemens justes et généreux de son cœur, il récompensa mieux. Si le grand nombre de sollicitations put quelquefois lui faire oublier pour un moment la justice due aux services, il savoit avouer son tort, et le réparer dès qu'on le lui faisoit connoître. En voici une preuve qui ne fait pas moins d'honneur à la droiture qu'à la générosité de son âme. Un officier borgne, boiteux et manchot, qui s'étoit distingué au service de ce prince, lui présenta un placet où il demandoit quelques récompenses : il y exposoit le nombre des blessures qu'il avoit reçues. Henri IV, après avoir lu le placet, dit : « Nous verrons. —Sire, répondit l'officier, quand j'ai été commandé pour le service de votre majesté, si j'avois dit: Nous verrons, je n'aurois pas un œil, une main et un pied de moins. » Le roi fut d'abord indigné de ce manque de respect; mais sa bonté l'eut bientôt désarmé en faveur d'un officier mutilé pour son service: il jugea qu'un homme, qui lui avoit sacrifié des membres si chers et si précieux, avoit expié cette faute par avance, et lui accorda la récompense qui lui étoit due.

Louis XI, qui n'eut guère que de mauvaises qualités, récompensa néanmoins noblement aussi la valeur de Raoul de Lannoi. Ce capitaine étant monté à l'assaut à travers le fer et la flamme au siége du Quesnoi, Louis XI, qui avoit été témoin de son ardeur, lui passa au coup une chaîne d'or, en lui disant : « Par la Pûque-Dieu, mon ami, (c'étoit son jurement ordinaire) vous êtes trop furieux dans un combat, il faut vous enchaîner; car je ne veux pas vous perdre, désirant me servir de vous plus d'une fois. »

Après les services, c'est surtout le mérite que les princes et les grands devroient s'attacher à récompenser, puisque c'est là le plus noble usage qu'ils puissent faire de leur pouvoir et de leurs richesses. Il n'y a pas de plus sûr moyen pour eux de transmettre à la postérité leur nom comblé de gloire et d'éloges. Sans parler des Auguste, des Mécène, des Léon X, des Médicis, et de tant d'autres, qui ont aimé à récompenser le mérite parce qu'ils en avoient eux-mêmes et qu'ils étoient grands, c'est par lh que Louis XIV a rendu son règne si célèbre et si fertile en grands hommes dans tous les genres. Il se plaisoit à encourager par ses récompenses le mérite et les talens. Il eut le bonheur d'être secondé en cela par un des plus grands ministres qu'ait eus la France, l'illustre Colbert. En voici un exemple, que nous choisissons entre mille.

Charles II, roi d'Angleterre, avoit envoyé à Louis XIV deux montres à répétition : c'étoient

les premières qu'on eût vues en France. Elles ne pouvoient s'ouvrir que par un secret, précaution des ouvriers anglais, pour cacher la nouvelle construction, et s'en assurer la gloire et le profit. Les montres se dérangèrent. On les mit entre les mains de Martinot, horloger du roi, qui ne put les ouvrir ni y travailler. Il dit à M. Colbert, qu'il ne connoissoit qu'un jeune carme, qui fût capable d'ouvrir les montres; que, s'il n'y réussissoit pas, il falloit se résoudre à les renvoyer en Angleterre. Le carme, dont Martinot faisoit un éloge si glorieux pour lui-même, étoit le père Sébastien, qui avoit un talent rare pour les mécaniques. Il ouvrit les montres assez promptement et les raccommoda, sans savoir combien étoit important, par les circonstances, l'ouvrage dont on l'avoit chargé. Quelques jours après, il vint de la part de M. Colbert un ordre au père Sébastien de le venir trouver : on ne lui dit rien de plus. Il se présenta interdit et tremblant. Le ministre, accompagné de deux membres de l'académie des. sciences, le loua sur les montres, et lui apprit pour qui il avoit travaillé : il l'exhorta à cultiver son talent, lui recommanda de travailler sous les yeux de ces deux académiciens qui le dirigeroient; et, pour l'animer davantage et parler plus dignement en ministre, il lui donna six cents. livres de pension, dont la première année lui fut payée le même jour. Il n'avoit alors que dix-neuf ans et de quel désir de bien faire dût-il être animé ! Il devint le plus habile mécanicien de son siècle.

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