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acquiert une connaissance profonde des reliques du passé, et la revêt de poésie. Ce milieu lui suggère des inspirations pour le cycle de la Renaissance, pour ses épées, médailles, émaux, ostensoirs, son Huchier, son Lit, son Samouraï. Il doit aussi la plupart des autres sonnets à quelque impulsion du jour, déterminée par un voyage, un compte rendu de journal, un Salon, un anniversaire (Monument, Pégase, A un Poète), même une représentation théâtrale (A Ernesto Rossi), un événement politique (Salut à l'Empereur, la France en fleurs, Blason royal). Il reste donc plus près de son temps qu'on ne le pense. L'« invention », plusieurs critiques, s'appuyant sur des rapprochements hâtifs, l'ont refusée à Heredia. L'étude des sources, au contraire, révèle chez lui une curieuse originalité, moins dans la découverte des sujets poétiques — vile matière qui compte peu que dans l'art d'en faire des chefs-d'œuvre. Il part souvent d'une humble lecture, d'une pauvre et maladroite image, pour un vol « vertigineux et sûr ». S'il s'était mis à l'école des grands maîtres de l'Antiquité, de la Renaissance et du Romantisme, ce n'était pas pour demeurer leur esclave.

Son œuvre résume un effort séculaire de perfectionnement. Elle exhale ce qu'il y a de plus doux dans Ronsard et Chénier, de plus puissant dans Victor Hugo et Leconte de Lisle, et ces souvenirs, loin de diminuer la part de création dans les Trophées, les rehaussent de leur invisible présence. Par là aussi José-Maria de Heredia est un vrai classique, et certains auteurs auxquels il a fait des emprunts lui doivent la même reconnaissance que Cyrano de Bergerac à Molière, Guilhem de Castro à Corneille.

Comparée à celle de Victor Hugo et de Leconte de Lisle, son imagination apparaît sans doute moins impétueuse. Équilibrée et disciplinée, elle reflète les qualités du poète. Le goût et la mesure ne suffisent pas à l'épopée, a-t-on dit, et on a même reproché aux Trophées de manquer de merveilleux 1. Mais le sens épique tel que l'au

1. E. Langevin, le Correspondant, janvier 1907.

teur de la Légende des Siècles le concevait, est-il possible à notre temps de science, d'analyse et d'individualisme ? Les chevaliers errants ne circulent pas à travers les réseaux et les labyrinthes des cités modernes. Victor Hugo luimême n'a pas toujours réussi. Son cheval qui parle nous fait sourire, alors que dans une véritable épopée, populaire, il nous émeut 1. L'épopée s'est à la fois rétrécie et élargie elle a quitté la fable pour la réalité ; elle peut désormais se passer de fiction. Cependant, en dehors de la mythologie, merveilleuse par excellence, le tour d'imagination de Heredia est essentiellement « merveilleux » : il anime les choses mortes, les personnifie, les divinise.

Remy de Gourmont s'était fait l'écho d'un autre reproche, très fréquent, celui d'une perfection trop soutenue, toujours égale et, à la longue, monotone. Le spirituel critique, qui ne dédaignait pas le paradoxe, s'élevait contre le talent « tortionnaire de la poésie », regrettant chez Heredia l'absence d'une certaine gaucherie, d'un certain inachevé que Verlaine nous avait appris à aimer. Malgré la variété de sujet, de ton et de couleur des Trophées, il y a peut-être quelque chose de vrai dans ces paroles qui tournent à l'éloge. « L'écueil pour les poètes, comme pour les rois, vient de trop de puissance », écrivait Barbey d'Aurevilly à propos de Victor Hugo ; et la « furie de clarté » des Parnassiens a rendu plus doux le crépuscule des symbolistes. La création littéraire est une éternelle marée qui ramène à la surface nos qualités et nos défauts. Si la perfection et la vertu nous fatiguent parfois, c'est notre propre nature que nous devrions

accuser.

Ce poète si français par la « noble ordonnance » de son œuvre aurait manqué, en outre, de certaines qualités qui font le charme de l'esprit français. L'ironie, qui a cours surtout dans la vie journalière, la rue et le salon, s'évanouit à la hauteur où Heredia nous entraîne. Quant

1. Le cheval du héros légendaire yougoslave parle, boit du vin avec son maître, pleure sa mort.

à l'idéalisme généreux, les Trophées l'exaltent sans l'étaler. Leur action moralisatrice est celle de la poésie même, et il faut la chercher dans le ravissement de l'âme, l'élévation vers la sphère idéale du beau.

La critique exige souvent, selon le mot de Verlaine, que le figuier porte des poires; et, à plus forte raison, le grand public. La perfection même, la sérénité et le souci d'une expression objective: autant de voiles pour les myopes et les prévenus. Les lecteurs emprisonnés dans le domaine de la sensibilité immédiate n'arrivent pas à goûter Heredia. Sa poésie savante et « artiste » fait appel à la mémoire, et c'est en frappant d'abord l'intelligence qu'elle émeut le cœur. Pour tous ceux, jeunes ou vieux, qui aiment jeter un regard en arrière et comprendre les lois de la vie, les Trophées sont le plus séduisant des <«< romans »>, celui de l'Humanité. On voudrait les comparer à Robinson Crusoé et à Don Quichotte, et c'est le suprême éloge, car il n'est rien de plus grand, ni de plus difficile, que de faire revivre l'histoire douloureuse et magnifique de l'homme.

Un poète, qui est aussi un critique, M. Alfred Poizat, disait de Heredia au lendemain de la publication de son œuvre : « Je le vois, dans un avenir prochain, aux mains de nos écoliers, et figurant dans la liste des classiques ». Il y a conquis sa place. Ses sonnets, accueillis dans les << programmes », confiés à la jeunesse studieuse, ont franchi l'écueil redoutable des anthologies qui fait sombrer mainte barque poétique.

Une nouvelle génération a salué en lui un de ses maîtres. Son influence, loin de les paralyser, a été favorable à l'éclosion de talents comme ceux d'Albert Samain et de M. Henri de Régnier. Devant les marbres sacrés du Parthénon, toutes les écoles s'accordent, car chacune reconnaît dans la beauté quelque chose de son propre rêve. Il en est ainsi des Trophées. Cependant, avec la majorité des critiques, il est permis d'avouer une préférence pour les vers adoucis, apaisés : les épigrammes et bucoliques, les sonnets épigraphiques, la Belle Viole. Ceux-là cachent le

mieux, dans leur apparente simplicité, le secret du grand art, celui qui semble s'ignorer.

En évoquant le temps déjà lointain de leur jeunesse, M. Anatole France a prononcé sur son camarade du Parnasse le mot que nous voudrions inscrire à la fin de ce travail et qui, sur ses lèvres, acquiert une valeur décisive : « Son œuvre durera ». D'autres ont proféré des cris plus déchirants: leur voix s'est perdue et beaucoup de leurs chants sont oubliés. José-Maria de Heredia a gravé les siens dans le marbre « afin que l'avenir ne les frustre ». Et si, par une de ces mystérieuses éclipses dont l'histoire des lettres connaît tant d'exemples, il arrive que son œuvre soit délaissée, on peut être sûr qu'elle sera, comme celle de Ronsard, retrouvée un jour par les fervents de la Poésie.

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Rien! Rien ! Toujours de longs prés verts entourés de longs peupliers jaunis par l'automne. Quel arbre triste que le haut et vulgaire peuplier! Sans charme, sans inattendu. Il pourrait se courber, se briser, se disloquer un peu. Cela ferait plaisir à voir. Du tout, il se contente de monter toujours tranquillement vers le ciel, faisant sa toilette et rejetant toutes les feuilles qui par leur couleur pourraient compromettre sa dignité! Cet arbre ressemble à un Anglais, jeune, blond, long et bien mis qui ne se dérange jamais et porte un col d'une inexpressible hauteur.

Cependant entre Vesoul (où l'on admire faute de mieux une petite montagne en pain de sucre toute drôle) et Belfort... parmi les prés au travers desquels file le chemin de fer, j'ai eu tout juste le temps d'entrevoir un beau champ de crocus tout fleuris venus là je ne sais comment, à la grâce de Dieu et de septembre indulgent. Ah ! les jolies petites fleurs blanches, rayées de violet! Comme elles étaient gracieuses, fraîches et contentes de fleurir! Je suis heureux de ne les avoir entrevues que par une vitesse de beaucoup de lieues à l'heure, j'aurais eu la tentation de les cueillir. Et il vaut mieux qu'elles fleurissent pour le ciel qui leur verse le soleil, pour la terre qui les

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