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TROISIÈME PARTIE

L'ART DE JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

Si je m'en suis tenu au sonnet, c'est que je trouve que, dans sa forme mystique et mathématique, ... il exige, par sa brièveté et sa difficulté, une conscience dans l'exécution et une concentration de la pensée qui ne peuvent qu'exciter et pousser à la perfection l'artiste digne de ce beau nom.

(Lettre du poète à Edmund Gosse, 1896.)

CHAPITRE VII

LA CONCEPTION DE LA POÉSIE ET DE LA VIE

L'INSPIRATION ÉRUDITE. LA TRANSPOSITION D'ART. - L'IMA
GINATION DRAMATIQUE. L'« IMPERSONNALITÉ » DU POÈTE.
L'ÉLÉGIE CHEZ HEREDIA.
PHÉES ».

-

LA PHILOSOPHIE DES « TRO

I

L'INSPIRATION ÉRUDITE

La question des rapports de l'art et de la science préoccupait vivement les esprits au moment où Heredia débuta dans les lettres 1. Le progrès toujours grandissant des sciences avait suscité des craintes pour l'avenir de la poésie. Elle était déjà condamnée par Balzac et par Stendhal; Alexandre Dumas fils en prononçait l'oraison funèbre en pleine Académie, et Louis Ménard, dans la préface de ses Poèmes, l'ensevelissait avec amertume. Mais la tendance positive et matérialiste n'a fait, en somme, qu'élargir le lyrisme des romantiques. Le do

1. Aux jeux floraux de 1862, un poème de G. Sivrey, la Poésie de la Science, obtint la violette. Plus tard, en 1878, l'Académie française avait mis au concours le même sujet, qui inspira cent vingt-sept poètes, dont MM. Georges Renard, Jacques Normand, Louis Depayrouse, qui remportèrent le prix. (Cf. Robert Fath, De l'Influence de la science sur la Littérature française dans la seconde moitié du XIXe siècle, Lausanne, 1901, et C.-A. Fusil, la Poésie scientifique de 1750 à nos jours, 1918.

maine des lettres s'étend à la matière scientifique, qui offre la séduction des choses inconnues. Les expéditions au Pôle Nord, au fond des mers, « au centre de la terre », les découvertes multiples ouvrent à l'imagination des horizons nouveaux. Ceux qui prétendaient avec Nietzsche que la science, émoussant l'attrait du mystère, tuerait la poésie, eurent la surprise de la voir s'adapter et reprendre son vol. D'ailleurs, l'esprit d'analyse et le goût d'exactitude, où la sensation l'emporte sur le sentiment, devaient aboutir à une poésie descriptive, objective, qui impose la perfection de la forme.

Le futur maître de la nouvelle école avait proclamé dès 1852 : « Nous sommes une génération savante » 1. Les Parnassiens le sont en effet par leur constant souci de la vérité. A l'exemple de Leconte de Lisle, ils voient dans la science un moyen dont l'art est le but, et font collaborer le savant et l'artiste, au lieu de les séparer. Louis Ménard invoquait Hésiode, poète, historien et philosophe, et montrait dans la poésie sacrée la source première de tous les arts et de toutes les sciences de la Grèce 2. Homère, Valmiki n'étaient-ils pas à la fois des poètes et des sages? Pourquoi la poésie, berceau de la civilisation, n'en seraitelle pas aussi la synthèse suprême ? L'art, qui, selon Taine, exprime les causes et les lois fondamentales « d'une façon sensible, en s'adressant non seulement à la raison, mais aux sens et au cœur », n'a-t-il pas l'avantage d'être « à la fois supérieur et populaire : il manifeste ce qu'il y a de plus élevé, et le manifeste à tous » 3 ?

Cette union de la science et de la poésie, Leconte de Lisle, qui appelait ses Poèmes antiques « un recueil d'études », l'avait réalisée le premier d'une manière saisissante. Familier du maître, témoin quotidien de ses aspirations, Heredia s'y est. appliqué à son tour. Alors que Sully Prudhomme, dans un noble effort, cherche à con

1. Préface des Poèmes antiques de 1852. 2. Du Polythéisme hellénique, 1863, p. 89. 3. La Philosophie de l'Art, 1881, p. 54. 4. Préface citée.

cilier, lui aussi, le rêve et la réalité, l'émotion et l'analyse, l'ardeur et la méthode, - idéal qu'il résume dans ce cri plein de foi et de mélancolie:

Poètes à venir qui saurez tant de choses!

l'intérêt de José-Maria de Heredia va surtout aux connaissances historiques. Il reste réfractaire à l'enthousiasme facile devant les applications de la science, et partage sur ce point aussi le sentiment de Leconte de Lisle, qui écrivait : « Les hymnes et les odes inspirés par la vapeur et la télégraphie électrique m'émeuvent médiocrement » 1. Il se garde bien de chanter la vapeur « fée moderne » 2, les sérums et la seringue3, l'hérédité et l'atavisme a. Quand il sonde l'abîme sous-marin, il sent le tressaillement secret de ces profondeurs grouillantes de vie, mais il n'y voit pas, comme le poète des Épreuves, le câble unissant les deux mondes 5. Heredia était trop peu « moderne » pour célébrer, comme Emile Verhaeren, l'orgueil de l'activité, la merveilleuse transformation du globe, sa conquête par la science :

Dites la proie et le butin qu'est l'Univers

Saignant dans la splendeur de l'étendue entière.

Se méfiait-il des strophes comme celle-ci qui appartient plutot à la chimie qu'à la poésie et que l'on ne croirait pas être de Sully Prudhomme :

Dans les combats légers de l'air avec la feuille
Il nous fait voir un gaz attaquant du charbon;
La fleur même pour nous, depuis qu'il en recueille
L'âme sous l'alambic, ne sent plus aussi bon 6.

1. Voir ci-dessus.

2. Cf. Maxime Du Camp, les Chants modernes, 1855.
3. Cf. D. A. Chéreau, le Parnasse médical, 1874.
4. Cf. Jean Richepin, les Blasphèmes, 1884.

- A cet

5. Cf. Sully Prudhomme, Dans l'Abîme (LES ÉPREUVES). égard, la spirituelle parodie de Paul Reboux et de Charles Müller n'est pas tout à fait «‹ à la manière » de Heredia.

6. La Justice, prologue; cité par M.-A. Leblond dans leur article sur la Poésie scientifique.

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