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sophique, lorsqu'on l'applique à la poésie ? L'art n'est-il point une variation infinie sur quelques thèmes aussi simples qu'éternels ? « La poésie ne vit, ceci est hors de question, que de hautes généralités, que de choix parmi les lieux communs », écrit Verlaine 1. « Depuis Homère, elle n'a rien inventé, hormis quelques images neuves pour peindre ce qui a toujours été », dit Heredia dans son discours à l'Académie française. On aime, on s'épanche; on souffre, on se lamente. Les sentiments demeurent immuables; la manière de les exprimer seule les renouvelle. On appelle pourtant créateurs ceux qui semblent inaugurer une formule qui, depuis longtemps délaissée, apparaît comme une révélation. Tels Ronsard, André Chénier, Leconte de Lisle révélant, chacun à son tour, l'antiquité grecque; tels encore Villon et Lamartine, faisant leur simple découverte du cœur humain. Le poète des Trophées n'est pas du nombre. Placé par le sort sur le déclin d'une époque littéraire, il en a été l'expression suprême. Il n'a eu rien à inventer; il a eu tout à combiner.

Il savait que l'œuvre de l'artiste est de grouper les éléments, afin qu'ils produisent un tout vivant qui nous émeuve. En étudiant l'originalité d'Anatole France, M. G. Michaut a précisé les divers degrés de la faculté créatrice dans la littérature 2. Il arrive à la seule conclusion possible, à savoir que l'invention est loin de constituer la véritable originalité d'un romancier, d'un auteur dramatique, à plus forte raison d'un poète. Un écrivain ingénieux, qui imagine lui-même un sujet captivant, en fait souvent une œuvre médiocre; un autre, qui lui emprunte tous les éléments, en compose un chef-d'œuvre plein de vie et d'émotion. C'est qu'il a le pouvoir mystėrieux, insaisissable, le don de faire voir et sentir, de donner une âme à ses personnages, en un mot : de créer. Or Heredia a été un tel créateur. Dans son genre poétique, il est un grand poète. Ceux qui le contestent veulent

1. Revue indépendante, décembre 1884, p. 138.

2. Anatole France, étude psychologique, 1913, pp. 104 et suiv,

dire sans doute que c'est un genre secondaire; mais sur ce point il a répondu lui-même :

L'artiste, peintre, sculpteur ou poète, est le maître de choisir son sujet. Il ne relève que de sa volonté ou de son caprice. La critique doit se borner à juger l'œuvre qui, bonne, absout et glorifie l'auteur; mauvaise, le condamne. Un long et courageux effort vers la perfection rêvée impose le respect 1.

José-Maria de Heredia a de glorieux prédécesseurs et dont personne ne songe à contester l'originalité. Nous savons ce que Virgile doit à Théocrite, à Hésiode, à Homère; nous ne saurons jamais ce qu'il doit à Gallus. On l'a loué d'avoir « tiré des perles du vieux fumier d'Ennius » 2. Plus tard, La Bruyère, Molière, La Fontaine n'ont pas hésité à prendre leur bien où ils le trouvaient. André Chénier a formulé lui-même sa méthode : engagé à loisir en un livre antique ou parcourant les terres étrangères,

D'un vaste champ de fleurs je tire un peu de miel,
Tout m'enrichit et tout m'appelle; et chaque ciel
M'offrant quelque dépouille utile et précieuse,
Je remplis lentement ma ruche industrieuse 3.

Dépouille? Heredia a dit : trophée, et il en a recueilli sous des cieux bien plus variés. La meilleure preuve de son originalité, c'est qu'il ne perd rien à être confronté avec ses modèles, pas plus que son maître Leconte de Lisle, ou Ronsard, qui avait permis lui-même à son commentateur Muret de publier les textes dont il s'était servi. Il sort grandi et consacré de l'« épreuve des sources » et ceux-là se trompent qui croient que c'est jouer un mauvais tour à un poète que de dévoiler son inspiration. On ne découvre presque jamais chez lui une véritable imitation de l'idée ou du style d'autrui. Il n'y a pas de pastiches dans les Trophées, tels qu'on les rencontre à

1. Ernest Christophe, les Lettres et les Arts, 1er août 1886. 2. Barbey d'Aurevilly, Lamartine, LES POÈTES.

3. L'Invention.

profusion dans une époque aussi fertile en vers. Voici par exemple une pâle copie de Booz endormi :

La nature semblait dormir sous la caresse
Du vent tiède et léger qui courbait les massifs ;
Vénus étincelait dans les branches des ifs,

Et je me demandais, rêveur, quelle déesse
Avait laissé tomber de son front ravissant
Cette perle au milieu du ciel resplendissant 1.

Mieux encore, voici une belle strophe d'Anatole France qui procède de la même inspiration :

L'ombre versait au flanc des monts sa paix bénie,
Le chemin était bleu, le feuillage était noir,

Et les palmiers tremblaient d'amour au vent du soir.
Celle de Magdala pleurait dans Béthanie 2.

C'est du Hugo comme on n'en trouve point dans les sonnets de Heredia. Il n'imite pas, puisqu'il reste toujours lui-même; il s'inspire. Il enrichit son imagination dans les lectures comme d'autres puisent dans la réalité.

Il est instructif, à ce point de vue, de comparer Heredia à Théodore de Banville, par exemple. Trop d'imitations, pas assez de sentiments vrais, tel est, pour l'historien de Banville, le défaut capital des Cariatides. Personne au contraire n'a osé contester à Heredia le sentiment vrai du sujet, malgré ses emprunts plus nombreux peut-être que ceux du poète des Princesses. Alors que chez Banville << on distingue trop ce qui vient de Victor Hugo et ce qui vient de la Grèce », les deux éléments n'étant pas « unis assez intimement » 3, il faut des recherches laborieuses pour découvrir la source cachée qui fit s'épanouir telle ou telle fleur des Trophées.

1. Chapron de Chateaubriant, Sonnets, p. 196.
2. La Part de Magdaleine (POÈMES DORÉS).
3. M. Fuchs, Théodore de Banville, p. 255.

Sainte-Beuve a écrit sur Virgile des paroles qui s'appliquent exactement à José-Maria de Heredia :

Cette imitation des livres et des auteurs, à ce degré de sentiment et avec une si vive réflexion des beautés, est encore une manière de naturel; c'est le sang qui parle ; ce ne sont pas des auteurs qui se copient, ce sont des parents qui se reconnaissent et se retrouvent.

Si la matière est rarement à lui, le poinçon l'art porte bien sa marque. Heredia a sa manière de sentir, sa manière de construire le vers. de composer la strophe, de rythmer le poème. Nier son originalité, c'est nier l'influence incontestable qu'il a exercée et dont toute une phalange de poètes se réclame avec fierté.

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