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qui diffèrent des idées traditionnelles. A l'époque où furent écrits les sonnets, on ignorait l'importance de la civilisation des Ligures 1. Heredia attribue, par exemple, à ces populations un trait de coutumes sauvages, la peinture:

Et le Garumne brun peint d'ocre et de carmin.

Et tout en les représentant ainsi, il exalte leur amour de l'indépendance et de la liberté. Mais ces détails n'enlèvent rien au sentiment exact qu'éprouve le poète devant ces existences qui s'écoulaient avec humilité et noblesse entre la « forêt maternelle » et le toit qu'abritent les « bras familiers » du vieux Hêtre 2.

Taine consacre à Luchon une page de son Voyage aux Pyrénées (1855). Mentionnant les autels votifs : NYMPHIS AUG. SACRUM et LIXIONI DEO FABIA FESTA V. S. L. M., il ajoute « Ce dieu Lixon, dit-on, était du temps des Celtes le dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les Dieux sont vivaces. >> Heredia a lu le livre de Taine, et il s'en est inspiré pour

1. Cf. H. d'Arbois de Jubainville, les Premiers Habitants de l'Europe, 2e éd., 2 vol., 1889 et 1894, préface du t. II et § 1: « La Période ligure de l'histoire de France, son importance ». La première édition est de 1878.

2. M. Bordages, curé d'Estancarbon, diocèse de Comminges, avait déjà chanté les sources de Luchon, vers 1770, dans un « recueil de quelques poésies >> intitulé Mes Ennuis (Toulouze, chez Robert). Un de ces poèmes, la Nymphe de Luchon, était dédié « à Madame la comtesse de Brionne, aux bains de Bagnères-deLuchon le mois de septembre 1766 », la même qui deux ans plus tôt, en 1764, avait assisté avec la princesse de Ligne aux fouilles de Richard de Hautesierk, qui amenèrent la découverte du cippe dédié à Ilixon par Fabia Festa; et, en note, le bon curé parle des autels consacrés aux Nymphes, « avec des inscriptions dont on pouvait en lire quelques-unes (sic), et toutes terminées par quatre lettres majuscules dont le nom m'a passé ». Il s'agit évidemment du traditionnel v. s. L. M. (votum solvit libens merito, ou bien : liberata malo). Heredia avait plus de mémoire que son confrère à un siècle de distance : s'il avait connu ses Ennuis, ils l'eussent bien diverti.

quelques détails pittoresques, et même, croyons-nous, pour l'idée du sonnet Sur un Marbre brisé.

Selon son habitude, il envoya l'esquisse de son premier sonnet épigraphique à Leconte de Lisle. Celui-ci, enchanté de cette évocation barbare, en parla avec une verve

amusante :

MON CHER AMI,

Paris, 20 septembre 1880.

Votre sonnet est des plus congrûment troussé 1. Le Garumne peint d'ocre me fait l'effet d'un gentilhomme archaïque fort distingué ; la calvitie du Vénasque me touche, et les Dieux Iscitt, Ilixon et Hunu fils d'Ulohxis (sic) sont d'un goût barbare on ne peut plus délicat. Cependant, je leur préfère encore, s'il est possible, Exprcenn, Aherbelst et Baicorrix qui me semblent notablement hirsutes, hispides, hypersulfureux, tatoués et idiosyncrasiques au suprême degré...

2

En somme, mon cher ami, que l'épigraphie vous tienne en joie et vous inspire de nouveaux vers fermes et lumineux, solides et sonores... 3

L'année suivante, Heredia adresse à son maître deux nouveaux sonnets, « tout monstrueux encore », dont un était Aux Montagnes divines :

Dites-moi ce que vous en pensez et des variantes et si l'on peut, en un même sonnet, faire rimer fort et effort.

Vous devriez bien me trouver une épithète pour remplacer immense dans les Montagnes. Je tiendrais assez à ce que ce qualificatif commençât par un i, je passerais sur l'a, l'e ou l'u, s'il était absolument sublime. J'espère que les Montagnes divines ne vous déplairont pas. Une fois poli, ce sera un

1. Le mot, que Leconte de Lisle aimait à répéter, est de Théophile Gautier.

2. Leconte de Lisle ajoute en plaisantant :

Je vois d'ici la mine de verrat effarouchée d'un Sarcey quelconque lisant ce sonnet miraculeux, et devenant enragé du coup. On le mettrait en cabanon, sans papier, encre ni plume, et vous auriez ainsi accompli simultanément une œuvre d'art originale et une action digne de louange. Dédiez ces bonnes rimes au dit Francuistre, et perturbez l'épaisse cervelle de ce vieux pion libéré.

3. Lettre inédite, communiquée par Mme José-Maria de Here

deuxième sonnet épigraphique assez rare. Quand j'en aurai fait cinq ou six autres (Au Dieu Hêtre, Deo Carri1, Nymphis Sacrum et quelques apostrophes prodigieuses à Abellion, Aherbelst et Baicorrix, n'oublions pas le Dieu Tutèle qui donne une si bonne rime à stèle), ma petite série pyrénéenne ne manquera pas d'une certaine tournure.

Il me semble que je cause avec vous au coin de votre feu, et j'espère que ce petit discours de métier, méchanique eût dit Montaigne, vous fera oublier la platitude et le bariolage déplorables des misses dont vous affligez journellement votre objectif... 2

Dès le lendemain de l'expédition de cette lettre, pris de scrupule, Heredia s'empresse d'envoyer à son ami une autre version des Montagnes divines :

Ne trouvez-vous pas, dit-il, que les désignations de lieu enlèvent de la grandeur à l'apostrophe et que, plus générale, elle serait plus satisfaisante ? Lisez le sonnet ainsi hâtivement refait au verso et donnez-moi votre avis.

Voici la variante, qui diffère sensiblement de celle des Trophées :

Glaciers étincelants, pics de marbre, granits,
Précipices qu'ébranle un éternel tonnerre,
Ravins où l'isard passe, où l'aigle fait son aire,
Cascades, lacs, forêts pleines d'ombre et de nids!

Gorges, vallons perdus où les anciens bannis
Las de la servitude et de César prospère,
Ont pris à l'ours sanglant son plus fauve repaire
Moraines, rocs, torrents, antres, soyez bénis!

Ayant fui l'ergastule et le dur municipe,
L'esclave Géminus a dédié ce cippe

Aux Monts gardiens sacrés de l'âpre liberté ;

1. Mauvaise leçon de Garri.

2. Lettre inédite, datée de Villerville, le 22 août 1881, et adressée à Boulogne. Communiquée avec la suivante par M. Maurice Perray.

Et sur ces hauts sommets où le silence vibre,
Dans l'air inviolable, immense, illimité,

Je crois entendre encor le cri d'un homme libre.

peu

Il est curieux de remarquer que les tercets sont à près tels que dans les Trophées, et qu'il en est ainsi dans presque toutes les versions que nous avons de Heredia. Deux épithètes seules ont été changées hauts qui fait pléonasme avec sommets, et illimité que le poète remplace par deux autres 1.

Cependant ce sonnet fut le dernier publié de ce groupe (1893). Le premier, la Source, a paru en 1882, dans la Jeune France, où il n'avait pour titre que l'épigraphe des Trophées. L'Exilée fut citée en 1885 par Jules Lemaître dans son article de la Revue bleue. Sous le titre général << Sonnets epigraphiques », les Lettres et les Arts donnèrent, en 1886, avec un portrait-médaillon du poète, les quatre poèmes, dans l'ordre suivant : Nymphée (la Source), 1 Dieu Hêtre, l'Exilée, le Vœu.

1. Voir sur ce tercet p. 425.

CHAPITRE VI

LA COMPOSITION ET LES SOURCES

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DES « TROPHÉES »

DU RECUEIL. POÈMES ÉLIMINÉS, POSTHUMES,
LA PART D'IMITATION ET d'originalité.

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Selon Xavier de Ricard1, Heredia avait conçu dès 1866 l'idée de son livre, qui s'intitulait alors Fleurs de feu, et dont le poème liminaire devait être le sonnet du même nom, publié dans le premier Parnasse. Ce titre lui aurait-il été suggéré par les Fleurs du mal de Baudelaire, parues en 1857, et dont la seconde édition est de 1861 ? Il indique toutefois qu'à cette date l'horizon épique de Heredia était plus restreint le titre de Fleurs de feu est moins vaste que celui de Trophées.

:

C'est Catulle Mendès, semble-t-il, qui, le premier, a mentionné ce nom 2. En le choisissant, Heredia s'est

1. Petits mémoires d'un Parnassien, le Petit Temps, 2 juillet 1899, p. 4.

2. Cf. ses souvenirs dans The Gentleman's Magazine, juilletdécembre 1879, p. 501.

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