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antenne !... Mais, je m'arrête. M. le Supérieur m'accuserait peut-être de corrompre, par de mauvais exemples, nos jeunes camarades...

Dans ces retours vers le passé, le rire s'achève en un soupir de regret ou s'éteint dans une larme. Vous ne me pardonneriez pas, mes chers amis, si je négligeais, dans cette fête, de consacrer une parole de souvenir à nos maîtres bien-aimés et disparus.

Ce salut pieux est pour nous comme l'antique libation aux morts que nos ancêtres de la Grèce et de Rome n'omettaient jamais dans leurs banquets. A M. Bessières, digne successeur du fondateur de Saint-Vincent! Sous une figure austère, il cachait une bonté infinie 1. Au très cher et très regretté M. Magne! Il réunit en lui toutes les qualités, toutes les vertus du véritable instituteur de la jeunesse 2. A notre vénérable évêque 3. Sa mort est un grand deuil pour Saint-Vincent. Nous ne le verrons plus, avec une simplicité vraiment apostolique, s'asseoir au milieu de nous. En bon pasteur, il aimait l'enfance. Au temps où, vêtu de la robe rouge et de l'aube blanche des enfants de choeur, nous avions l'honneur de balancer devant lui l'encensoir ou de porter l'Évangile, que de fois il a paternellement posé sur notre tête sa belle main de prélat studieux, aux doigts fins et pâles qui semblaient faits pour porter l'anneau d'améthyste et pour étendre sur les foules agenouillées la bénédiction pastorale !

De tels hommes peuvent disparaître. Leur enseignement leur survit dans les âmes qu'il a pénétrées. Les pierres ellesmêmes semblent avoir gardé, avec l'écho de leur parole, quelque chose de leur esprit. Saint-Vincent est toujours debout. La vieille abbaye emprunte, chaque année, aux nouvelles générations qu'elle abrite, une jeunesse nouvelle. Du haut des remparts verdoyants, elle domine encore le même horizon

1. Chanoine honoraire de Beauvais, deuxième supérieur, successeur de l'abbé Poullet. Il était en correspondance avec Mme de Heredia, qui écrit à M. Fauvelle, au début de 1852 : « Mes respects à M. Bessières. Je lui écrirai par la prochaine occasion et je lui parlerai de ce beau livre qui m'a souvent distraite ».

2. L'abbé Magne, professeur de philosophie, directeur des études, remplaça, en 1855, l'abbé Bessières. C'est lui qui prononçait le discours d'usage aux distributions des prix.

3. Mgr Gignoux, évêque de Beauvais, Noyon et Senlis, l'un des fondateurs de Saint-Vincent, mort en 1878.

calme de champs cultivés et de bois. Un vieux poète l'a dit après Horace :

Par dessus tout me rit ce petit coin de terre.

... Aussi, lorsque après huit ans de paisible travail, l'enfant dont je vous contais les premières tristesses, devenu presqu'un homme, franchit pour la dernière fois le seuil du collège, son cœur se serra. Malgré l'enivrement de sa jeune liberté et les joies promises à son retour, ses yeux s'attendrirent. Il lui semblait, en sortant de Saint-Vincent, qu'il quittait la maison paternelle...

A la discipline de l'école s'ajoutait celle de la nature, dans ce coin de l'Ile-de-France où Watteau trouva un cadre prestigieux pour ses rêves. Le paysage calme et harmonieux de l'Oise que l'automne estompe de ses brumes ne rappelle guère la flore éblouissante des Tropiques. Mais l'abbaye n'est pas si sévère, et la souriante maison de M. Fauvelle, avec sa modeste façade grecque, domine l'amphithéâtre verdoyant de Villevert, faubourg de Senlis. Le jeune Heredia venait tous les jeudis et dimanches s'asseoir à la table familiale de son correspondant. Il avait conquis aussi l'amitié de M. l'abbé Lefranc, professeur et économe de Saint-Vincent, que Mme de Heredia n'oubliait jamais dans ses lettres. Si le jeune Cubain souffrait du dur régime de l'internat 1, des hivers rudes et des printemps embrumés de Senlis, il était dédommagé par les promenades de la belle saison, les excursions d'Ermenonville, de Mortefontaine paysages féeriques des forêts, des lacs, des îles, des anciens châteaux et abbayes. Quant à Senlis ville d'art, ville d'histoire par excellence,

1. Le règlement en effet était bien rigide lever à 5 heures (5 heures trois quarts pour les petits jusqu'aux Pâques), prière, étude; déjeuner à 7 heures et demie (on garde le silence pendant les repas, sauf les jours de congé); classe de 8 à 10 heures ; étude de 10 heures et quart à midi; dîner; étude de 1 heure et demie à 2 heures et demie, classe jusqu'à 4 heures et demie; goûter, récréation ; étude de 5 à 7 heures trois quarts; prière, lecture de piété ; souper à 8 heures; coucher. Les après-midis de mercredi et de dimanche : promenade, après une revue de propreté.

dit un «< ancien » de Saint-Vincent, bien plus jeune que le poète 1-elle lui a certainement été inconnue, comme à nous tous, sous ce double aspect, tant qu'il était sur les bancs du collège. Ce n'est qu'en retrouvant Senlis, hommes faits, qu'on peut apprécier tout ce que la vieille cité renferme de trésors rares. »

Un jour de sortie, Heredia avait rencontré le meilleur sonnettiste romantique, l'inquiet et tendre Gérard de Nerval. Cherchant un apaisement à son mal sans remède, celui-ci parcourait, vers 1852, les îles du Valois et les bords de l'Oise pour y composer son chef-d'œuvre Sylvie 2.

Comme le collégien se promenait dans Senlis avec M. Fauvelle, ils croisèrent un homme, vêtu d'un manteau rouge, qui tenait sous son bras une volaille. Ce bizarre personnage leur dit en s'éloignant à grands pas : « Je vais sacrifier un coq à Esculape... » Cet enchanteur avait reconnu, d'un coup d'œil, que ce collégien au type exotique méritait d'entendre parler des Dieux...

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Loin de sa mère, le jeune Heredia n'était pas seul en France. Il avait des tantes dans les Pyrénées, les deux demoiselles Girard, mariées à deux Béarnais. L'un, M. Joseph de Dufourcq, ancien combattant de la Grande Armée, ruiné par les guerres de l'Empire, était parti à Cuba pour y rétablir sa fortune, comme le font encore aujourd'hui beaucoup de ses compatriotes. Il y fit des affaires prospères, et, une fois marié, retourna se fixer en France, à Mont, près d'Arthez, dans le département des Basses-Pyrénées. L'autre, M. E. de Ribeaux, revint de l'île un peu plus tard. José-Maria passait ses vacances en Béarn. Au milieu de ses cousins qui étaient tous plus âgés et plus virils, Pepillo faisait figure d'oiseau exotique. Élevé parmi les nègres dont il avait gardé quelques su

1. M. Léon Hottot, secrétaire honoraire de l'Association des anciens élèves de Saint-Vincent.

2. Sylvie, souvenirs du Valois parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1853.

3. Maurice Barrès, Discours de réception à l'Académie française. Cf. aussi Henri de Régnier, Portraits et souvenirs, 1913,

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perstitions, le petit Créole était impressionnable et timide Parce qu'il croyait encore aux revenants, ses gaillards de compagnons, travestis, s'amusaient, le soir, à lui faire peur. Son premier séjour dans les Pyrénées remonte aux vacances de 1852 qu'il passa chez son oncle M. de Dufourcq. L'année suivante, ce fut le tour de M. de Ribeaux. L'été de 1855 fut consacré au grand ami de Villevert et à quelques familles des camarades de Senlis. En 1856, il se rendit dans le Béarn en compagnie de M. Fauvelle.

Les années de collège s'écoulaient calmes et fécondes. En 1857, le jeune Heredia est «< presque homme », écrit sa mère, qui n'avait toujours vu que sa photographie, « et si ressemblant à son père que tout le monde en est frappé ». On commence à se préoccuper de son avenir. Le 22 mai 1854 déjà, Mme de Heredia en parlait à M. Fauvelle : « Voulez-vous diriger ses études pour qu'il arrive un jour à l'École Polytechnique ?... C'est à vous d'en juger ». Le 23 août 1855, elle envisage un autre projet, et songe à placer son fils, après le baccalauréat, dans une maison de commerce à Bordeaux ou en Espagne, pour lui faire apprendre l'espagnol, la tenue des livres, la connaisance des affaires, avant de le rappeler à Cuba. Mais elle tient surtout à ce que « ses études soient solides et qu'il ne fasse rien à la hâte » 1.

Je ne voudrais pour rien au monde, mon cher Monsieur, que le désir de me revenir plus vite lui fît brusquer ses études et les rendît incomplètes. Une bonne éducation, bien achevée, fut le vœu de son père pour lui. Aidez-moi à bien remplir ce devoir... et si je ne le laisse pas riche, je lui laisserai le droit de s'enorgueillir de l'affection et de la confiance que son père avait mises en moi et que je veux tâcher de mériter 2.

Paroles touchantes d'une mère séparée depuis cinq ans de son fils unique. C'est grâce à un tel dévouement que le poète a pu suivre sa vocation. Mais le sacrifice de Mme de Heredia n'est pas près de finir. Elle prévoit déjà de nou

1. Lettre du 10 mai 1856.

2. Lettre du 12 septembre 1856.

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