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Hugo venait d'en offrir un à l'admiration et aussi à la critique de la génération de Heredia ? Parmi les études publiées dans les bulletins de la Conférence La Bruyère, l'une a dû particulièrement intéresser le débutant: un compte rendu de 1860 sur la Légende des Siècles, où le rapporteur, Émile Couteau, disserte longuement sur le plan, l'idée et la forme de l'œuvre de Victor Hugo. Heredia avait déjà lu dans son île natale la Légende et les Poèmes de Leconte de Lisle, et cette critique l'avait encouragé sans doute à s'essayer lui aussi aux « petites épopées » cycliques.

Le poète ne publia rien en 1865. Avec les six sonnets du Parnasse, il trouve sa «< voie royale », et dès lors, tous les ans, il va donner, aux différentes revues qui les lui arrachent, ses quatorzains qui composeront plus tard les Trophées. Ayant payé sa dette au sentimentalisme de la jeunesse, il s'élève, par la nature et le rêve, aux sommets d'où lui apparaît le passé de l'humanité.

CHAPITRE V

ORIGINE DES « TROPHÉES »

ALA NATURE ET LE RÊVE. LA BRETAgne. LA GRÈCE. LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE. VOYAGE EN ITALIE. — LES L'ORIENT ET LES TROPIQUES. ROMAN

CONQUÉRANTS.

CERO ET LES

CHANSONS

ANDALOUSES.

ROME ET LES

BARBARES.

Les cent quarante sonnets et les douze poèmes de JoséMaria de Heredia s'étant succédé sans suite, au gré de l'inspiration, il y aurait quelque artifice à en parler dans un ordre strictement chronologique. Pour expliquer la genèse des Trophées, rechercher les influences successives qui ont inspiré tel cycle avant tel autre, il faut en suivre les divers courants, et souvent se laisser aller à empiéter sur l'avenir. Au surplus, les sonnets n'ont pas été composés à la veille même de leur publication : ils restaient souvent des années entières sur le métier. Ce qui importe surtout, c'est de fixer la date où une première inspiration est éclose, le moment précis où, sur tout un groupe de sonnets, une influence a commencé d'agir. On remonte ainsi le chemin parcouru par le poète, et l'on découvre les sentiers où une curiosité toujours inassouvie a entraîné sa Muse.

I

LA NATURE ET LE RÊVE LA BRETAGNE

A suivre la publication des sonnets de José-Maria de Heredia, on est frappé de trouver parmi les premiers en date ceux qui, dans les Trophées, occupent les dernières pages, sous le titre suggestif « la Nature et le Rêve ». Sur vingt-deux poèmes de ce groupe, sept ont été composés avant 1868, douze avant 1876, et des plus caractéristiques.

Que la plupart chantent la mer, rien de plus naturel. Le jeune Cubain, qui venait de quitter les Antilles, en avait emporté le reflet dans ses yeux ; la voix de l'Océan résonnait dans son âme comme aux replis de cette conque dont l'écho, encore, lui rappelle les tourments de l'amour. D'ailleurs, la mer n'est-elle pas « la plus originale création du xixe siècle » 1, un sujet poétique par excellence ? Michelet venait de lui consacrer son livre (1861); mais la mer que Heredia chante ici n'est pas celle de l'exilé de Gênes, ni celle non plus qui berce son île natale; c'est l'Océan << splendide, immense et triste », la mer froide qui bat

L'âpre terre kymrique où croît le genêt d'or.

Cette « pauvre et dure Bretagne », Heredia l'a aimée avec attendrissement; elle lui a inspiré des paysages et des marines qui valent bien, dans leur vigoureuse sobriété, les descriptions d'Auguste Brizeux, de Pierre Loti, de Charles Le Goffic et d'Anatole Le Braz.

Le poète avait découvert l'Armorique dès son retour de La Havane. En 1862, avec ses amis Georges Lafe

1. Cf. Remy de Gourmont, la Beauté de la mer, Promenades liltéraires, IIe série.

nestre et Sully Prudhomme, il parcourut à pied, sac au dos,

La terre des vieux clans, des nains et des démons.

Mais le soir, au dîner, il apparaissait magnifique et impeccable, en son habit noir. Cette plaisanterie devait être célèbre puisque Georges Lafenestre en avait conservé le souvenir, et que Heredia lui-même y fait allusion dans une lettre adressée, l'année suivante, le 5 août 1863, au poète des Espérances, qui se trouvait déjà au bord de la mer, alors que Heredia était retenu à Paris par ses

examens :

Comme je vous envie la promenade, le soir, le cigare aux dents, les pieds dans le sable, la chanson de la mer dans les oreilles, celle des vers dans l'âme ! Comme je vous envie et comme je vais vous imiter... Je partirai le 15 au matin pour Lorient et ma hâte de vous voir et de respirer l'air salin est telle que je ferai probablement le voyage d'une traite, brûlant Le Mans, Chartres et Vitré. A partir de Lorient les notions les plus élémentaires me manquent et je compte sur vous pour suppléer mon ignorance. Il est toujours décidé n'est-ce pas que j'emporterai un sac, des livres et aucune espèce d'habit noir ? Qu'aurez-vous disposé pour mon établissement dans la charmante colonie artistique ? Je serai trop heureux d'achever ma connaissance avec Martinez 1... et de faire celle de M. Lansyer qui me semble fort avancé depuis que j'ai vu et aimé son tableau des refusés. Écrivez-moi sur tout cela, soyez pratique une page et je vous autorise après à m'inonder de lyrisme... 2

Deux semaines après Heredia était déjà à Douarnenez, et la lettre qu'il écrivit alors à sa mère nous donne toutes ses impressions du voyage. Il trouve la nature depuis Le Mans « d'une grâce fraîche et reposée qui fait rêver ». Vitré lui apparaît comme un « petit bijou de ville qui semble avoir dormi d'un grand somme depuis Bertrand Du Guesclin et s'être réveillée avec un étonnement mêlé

1. Le peintre Pablo Martinez del Rio.

2. Lettre inédite, appartenant à M. Pierre Lafenestre.

de crainte en pleine prose du dix-neuvième siècle ». Quimper, avec « les clochers de ses églises, son canal, ses superbes promenades de chênes, tout cela, estompé dans la brume du matin qui montait en se déchirant de tous côtés sous les premiers rayons, formait un ravissant tableau »>, à la manière de Corot.

A Douarnenez, c'est la joie! Lafenestre l'embrasse, les paysagistes le portent en triomphe. On « se serre un peu » pour lui faire place, et on le case dans le gre nier, «<fort confortablement d'ailleurs », entre le peintre Martinez et le sculpteur Moulin. Aussitôt, il s'équipe béret, vareuse de laine, chemise de laine, gros souliers, guêtres de cuir, le tout « à un prix fabuleux de bon marché ». Et pendant que « l'infatigable » Lansyer fait un croquis sur place et qu'un paysan breton « pose à cinq sous l'heure dans la cour », Heredia, d'une plume ravie, esquisse pour sa mère une rapide description du pays :

Ces grèves de Douarnenez sont vraiment incomparables. Les grands pins parasols poussant dans les fissures des roches avancent jusqu'à la vague, d'un autre côté de magnifiques futaies de chênes gigantesques nous offrent des sentiers et des promenoirs d'une fraîcheur et d'une élégance rampantes...

Sous mes fenêtres chante la mer, à deux pas chantent les arbres; les barques et les goëlands filent au vent vers l'île sacrée des druidesses, Sein, qui est derrière la baie ; quel beau rêve! Surtout depuis qu'il est réalisé 1.

Comme Leconte de Lisle, qui parcourut dans sa jeunesse le pays de ses ancêtres, avec une boîte à couleurs sur le dos, en compagnie de Théodore Rousseau, Heredia aimait à regarder la nature « dans les yeux », à la retrouver ensuite sur la toile et dans les vers. Parmi ses amis artistes, il a surtout subi l'impulsion d'Emmanuel Lansyer, auquel il dédia le cycle de ses sonnets bre

tons.

1. Lettre inédite, du 18 août 1863, communiquée par Mme JoséMaria de Heredia.

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