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à forger l'instrument pour l'ouvrage de son rêve, celui auquel il confia sa gloire. En un temps où tout le monde fait des volumes en série, dans cette course acharnée vers le succès du jour, un écrivain s'est trouvé qui s'est replié sur lui-même, qui a condensé ses émotions dans un seul livre, floraison unique de son âme. Ce homo unius libri avait mis trente ans pour composer un petit recueil de sonnets. Afin que cette légende rappelât tout à fait celle des moines bénédictins qui passaient leur vie penchés sur le parchemin, travaillant pour les générations à venir, il aurait fallu que le poète n'eût rien publié avant l'accomplissement de l'œuvre entière; mais il vivait dans une époque peu favorable aux cénobites, et, de plus, il n'en était pas un. Aussi ses grandes feuilles calligraphiées étaient-elles enlevées à mesure qu'il les couvrait de sa triomphale écriture.

Ces petits poèmes, admirés, recopiés, collectionnés, appris par cœur, récités aux réunions littéraires, commentés dans les classes de rhétorique, paraissaient enfin, dans une revue, en tête d'un livre, dans une anthologie 1. Les snobs ne manquaient pas de s'en emparer pour se faire valoir dans la société : il était élégant de savoir par cœur le dernier sonnet de José-Maria de Heredia 2. Jules Lemaître a pu dire de leur auteur qu'il était « à la fois presque inédit et presque célèbre ». A cet engouement mondain, forcément superficiel, est due, pour une large part, la renommée trop sommaire d'un Herediahidalgo, drapé de splendides métaphores, escrimeur de mots étincelants, « mangeur de chrysoprases ».

Avec des scrupules qu'on devine, le poète tardait toujours à publier son œuvre : il n'avait pas atteint la << noble ordonnance » qu'il rêvait. D'amicales insistances

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1. Cette publication régulière, suspendue par la guerre de 1870, reprit en 1872, avec de rares interruptions (1880-1881).

2. Cf. Adolphe Brisson, Portraits intimes, 2o série; Gaston Deschamps, la Vie et les Livres, 3a série.

3. C'est ainsi qu'on lit, dans un envoi de livre de Maupassant à Heredia (1884): « Et vos sonnets ? Quand les aurai-je ? »

eurent enfin raison de ses scrupules. Mais il voulut se recueillir pour relire ses poèmes une fois encore, avant de les confier à la postérité. Il se retira, pendant les vacances de 1892, au bout de la solitaire presqu'île du Croisic; et c'est là que M. Henri de Régnier le trouva en train de mettre la dernière main « à ces Trophées dont les larges feuilles, dit-il, me semblaient déjà palpiter d'un vent de gloire et d'immortalité » 1.

Leur apparition fait date dans l'histoire de la poésie française. Ce petit livre de deux mille cinq cents vers résume admirablement toute une époque littéraire et presque toutes celles de l'histoire. Il est de ceux qui reflètent le mieux un des aspects multiples du génie français. On en eut la sensation, peut-être inconsciente on l'attendit avec impatience; on le salua avec enthousiasme. Les journaux et les revues en parlaient comme d'un événement. Le ton même des annonces l'atteste. On lit sur la couverture de la Revue blanche du 25 janvier 1893 : << Prochainement chez Lemerre, de José-Maria de Heredia, les Trophées ». Le numéro suivant, du 15 février, porte au dos, sur la page entière : « Les Trophées parurent chez Alphonse Lemerre ». Ils parurent en effet, le 16 février. La première édition, in-8°, à dix francs, fut enlevée en quelques heures 2. Jamais on n'avait mis tant d'ardeur à se disputer un volume de vers. M. Désiré Lemerre aime à se rappeler encore la procession qui défila au passage Choiseul. On emportait amoureusement le précieux livre dont le titre déjà triomphait avec une assurance toute naturelle. Catulle Mendès ne fut sans doute pas le seul à se dire : « La journée où j'ai pu lire en leur ensemble les sonnets de José-Maria de Heredia a été l'une de mes plus heureuses »> 3. L'année 1893 restera dans l'histoire littéraire de la France celle des Trophées.

Le lendemain de la publication, dans les « Petites Con

1. Henri de Régnier, Portraits et souvenirs, p. 74.

2. « Près de 5.000 exemplaires s'enlevèrent en très peu de temps. » A. Albalat, Revue hebdomadaire, 4 octobre 1919, p. 60. 3. Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900.

fessions » du Journal, le « vicaire de service », Lucien) D(escaves) célébrait le mariage de José-Maria de Heredia avec Alphonse Lemerre, « polygame des Parnassiens », patiente fiancée qui l'attend depuis vingt ans » :

Tout Paris défile à la sacristie du passage Choiseul vous êtes un homme heureux... Mallarmé lui-même s'étant vulgarisé, c'est à peine si vous aurez été, pendant un an, le Premier Inédit de France... Gloire à ceux dont les Œuvres complètes peuvent tenir en un cahier de papier à cigarettes!

Les mois suivants, cent soixante-treize articles, d'après Lucien Muhlfeld 1, parurent sur le recueil, sans compter les notices des journaux. Dans les cercles littéraires on ne parlait que des Trophées. Les revues et les quotidiens en reproduisaient quelques sonnets, dont ils avaient obtenu la primeur.

Pas de semaine, relate M. L. Barracand, qu'on ne communiquât au poète quelque Trophées luxueusement relié, dont toutes les marges, tête et fin de chapitre, dont chaque sonnet dans beaucoup d'exemplaires, s'ornaient de composi tions artistiques dues aux plus illustres maîtres du pinceau et du burin. Ouvrages d'un prix inestimable ! 2

Et José-Maria de Heredia les rehaussait encore de sa magnifique signature. Une de ces œuvres d'art, l'exemplaire unique imprimé pour Paul Hébert et illustré d'aquarelles originales d'Ernest Millard, a été vendu récemment, à l'hôtel Drouot, au prix de trente mille cent cinquante francs 3. L'Académie française, avant d'accueillir l'auteur des Trophées, lui décerna, « intégralement et sans partage », le prix de six mille francs du concours Archon-Despérouses. La postérité, elle, lui accorda le seul prix auquel le poète aspirait, après Pierre de Ronsard :

1. Le Monde où l'on imprime. Dans son article de la Revue blanche (15 avril 1893), L. Muhlfeld évaluait ce chiffre à 115 articles parus « depuis un mois ».

2. Souvenirs littéraires, Revue de Paris, 1er mars 1914.. 3. Cf. Journal des Débats du 28 avril 1920.

L'amour sans plus du verd laurier m'agrée 1.

Avant son élection officielle, Heredia fut désigné à l'Académie française par une sorte de suffrage universel. Le Figaro ayant organisé un plébiscite, ses lecteurs choisirent, entre autres, José-Maria de Heredia 2.

Cet éclat n'allait pas sans ombres. Les revues symbolistes, tout en reconnaissant le talent du poète, s'attaquaient à la doctrine du Parnasse qu'elles déclaraient morte et enterrée. Un article consacré aux Trophées s'intitulait : Les derniers adieux du Parnasse mourant. Quelques jours avant, François Coppée avait lancé sa Ballade pour défendre la doctrine des poètes Parnassiens :

Mon esthétique, la voici :

Les bons maîtres, je les honore;
Qu'un art nouveau se lève aussi,
Je saluerai le météore.
Pourtant dans les vers que j'adore
Je veux, criminel endurci,
Rythme franc et rime sonore ;
Les vieux Parnassiens sont ainsi.

Rimbaud, fumiste réussi,

Dans un sonnet que je déplore
Veut que les lettres OEI
Forment le drapeau tricolore.
En vain le décadent pérore,

Il faut, sans mais, ni car, ni si,

Un style clair comme l'aurore,

Les vieux Parnassiens sont ainsi... 4

Querelles d'écoles, qui n'empêchaient pas les frondeurs de rendre hommage à l'auteur des Trophées, en lui offrant la présidence d'un banquet de la Plume. Dans son toast

1. Epigraphe de la première édition, empruntée à l'ode adressée par Ronsard à Charles de Pisseleu.

2. Cf. le supplément du Figaro du 4 mars 1893.
3. Jean Carrère, la Plume, 15 mars 1893, p. 119.
4. Les Annales politiques et littéraires, 5 mars 1893.

de remerciement à cette jeunesse « si joyeuse, si enthousiaste et en même temps si polie » 1, Heredia déclara qu'il était assurément, « sinon par la date de naissance, du moins par celle de l'adoption, le plus jeune de tous les poètes français » 2. C'est en effet au lendemain de la publication de son livre qu'il avait reçu sa naturalisation. La France adoptait ainsi définitivement l'enfant qui lui appartenait depuis toujours, de cœur et d'esprit.

III

L'ACADÉMIE - DISCOURS ET CHRONIQUES

Encouragé par ses amis Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, le vicomte Melchior de Vogüé, le comte d'Haussonville, Heredia posa sa candidature et fit ses visites. Il se présentait à la succession de Charles de Mazade 3, qui fut le chroniqueur littéraire et politique de la Revue des Deux Mondes. Ses concurrents étaient : Émile Zola, Francis Charmes, Imbert de Saint-Amand et Paul Verlaine 1. Élu du premier coup, le 22 février 1894, il eut plus de chance que son maître Leconte de Lisle, qui avait échoué deux fois et n'était entré au palais Mazarin qu'après

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1. Lettre au directeur, au lendemain du dîner, la Plume, 1er novembre 1893.

2. Ibidem.

3. C'est le fauteuil qui fut occupé par Ballanche et Berryer, et qui l'est aujourd'hui par M. Maurice Barrès.

4. Zola se présentait aux deux fauteuils vacants (de Taine et de Mazade), ainsi que Verlaine, qui n'obtint aucune voix. Heredia vint à la tête dès le premier scrutin (11 voix sur 32 votants); il obtint successivement: 13, 15, 16 voix, et fut élu au cinquième tour, avec 19 voix.

5. En 1873 contre le Père Gratry, et en 1877 contre Victorien Sardou. Élu le 11 février 1886, il fit l'éloge de Victor Hugo le 31 mars 1887.

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