Page images
PDF
EPUB

C'était, selon le mot de Catulle Mendès, « un temps. extraordinaire qui ressemblait à la fois à un mardi gras et à une croisade ».

On a reproché aussi aux Parnassiens de s'être cloîtrés dans leur chapelle, d'en avoir fermé les portes et les fenêtres pour empêcher la réalité du jour de troubler leur rêve. On les a accusés de se placer en dehors des temps et de dédaigner profanum vulgus. Cette légende littéraire, comme tant d'autres, paraît bien exagérée. Ils savaient, Théophile Gautier l'avait dit, que

La foule est comme l'eau qui fuit les hauts sommets, mais aussi que les masses d'eau, en débordant, peuvent atteindre les hauteurs et dépasser le niveau où la fatalité les entraîne. Sans flatter le « grand public »><, ils ont cherché à l'élever, à réveiller son instinct qui est naturellement porté vers le beau et vers le noble. A cet effet, ils avaient organisé des lectures publiques. Une fois encore, l'initiative fut prise par le remuant Catulle Mendès, et les « Matinées de poésie ancienne et moderne » eurent lieu, en 1871, au théâtre de l'Ambigu, dans un des quartiers populaires de Paris. Avant même, il y eut des soirées à la salle Gerson, où la tragédienne Agar disait des vers qui consacraient leur auteur. C'est elle qui avait demandé à François Coppée, en 1869, d'écrire une scène lyrique, qui devint le Passant et qui révéla Sarah Bernhardt, en même temps que le poète du Reliquaire. « Interprète dévouée de la pléiade nouvelle », elle récita les vers des maîtres et des jeunes: François Coppée, Léon Dierx, José-Maria de Heredia, Catulle Mendès. « Elle fut la protectrice et l'amie de tous les poètes de ma génération », écrit Armand Silvestre, qui lui dédia un article et un sonnet 2 :

1. Cf. Leconte de Lisle, le Sacre de Paris, strophes dites par Mile Agar, de la Comédie française, 1871.

2. Portraits et souvenirs, 1891, p. 48, et Au Pays des Souve

Hermione, Camille, Agrippine, Émilie,
Évoquant dans la nuit ses héroïques sœurs,
Sous leurs masques divins, savamment elle allie
D'étranges cruautés à d'étranges douceurs.

Les poètes se rapprochaient du public parce que sur eux comme sur toute la France la guerre avait passé. « Un tas de choses sérieuses pour la patrie, pour la conscience », écrit Verlaine 1. Réveil brutal. On connaît la parole émouvante de Théophile Gautier quittant la Suisse pour aller subir le siège de Paris : « On bat maman ; j'accours ». Pendant la guerre, Banville écrivit les Idylles prussiennes, Leconte de Lisle chanta le Sacre de Paris et le Soir d'une bataille, François Coppée composa sa Lettre d'un mobile breton, Plus de sang! et le Cahier rouge; Catulle Mendès, garde national comme Leconte de Lisle et Coppée, cria, par la bouche de Coquelin, la Colère d'un franc-tireur; Sully Prudhomme s'accusait, dans son Repentir, d'avoir « aimé froidement sa patrie au temps de la sécurité », et goûtait avidement

L'enchantement du ciel de France.

On ne retrouve aucune confidence à ce sujet dans les vers de José-Maria de Heredia, qui s'était interdit, de parti pris, toute inspiration d'actualité ; mais on en trouve dans sa correspondance.

Plus tard, en 1879, François Coppée fit des causeries et des lectures dans la salle de conférences du boulevard des Capucines; Catulle Mendès parla du Parnasse, en 1883. La tradition fut reprise vers 1896 : les « concerts de poésie » eurent une grande vogue, pendant des années, sous le nom de « Samedis populaires de poésie ancienne et moderne »>, à l'Odéon, aux théâtres Antoine, Sarah Bernhardt, Cluny. Heredia, entre autres, y fut «< applaudi chaudement » 2. Son nom figure aussi sur la liste des

1. Souvenirs de la Revue indépendante, décembre 1884, p. 144. 2. Cf. Catulle Mendès, l'Art au Théâtre, 3e vol., 1900.

membres du comité de patronage des matinées de poésie et de musique, organisées, en 1904, par les directeurs du théâtre Victor Hugo.

V

HEREDIA A L'ÉPOQUE DU PARNASSE
SES MAITRES ET SES AMIS

Tout en regrettant que Heredia n'ait pas décrit luimême ces années de jeunesse, nous retracerons son image telle qu'elle s'est gravée dans la mémoire de ses amis. Sans doute les poètes du Parnasse, comme tous les jeunes, dans leur fièvre de création, préoccupés surtout de leur propre renommée, n'ont pas toujours cherché à étudier de près leurs camarades. Aussi le portrait qu'ils ont laissé de Heredia n'est-il parfois qu'une silhouette; ils n'ont retenu le plus souvent que son aspect extérieur, son exubérance exotique, sa voix sonore, qui frappaient au premier abord. Dans la partie suivante, où seront étudiées les influences successives qui ont formé les Trophées, nous tâcherons de deviner sa vie intérieure, de suivre de plus près l'éclosion de cette magnifique fleur de feu, transplantée sur le sol de la France.

A la veille du premier Parnasse, José-Maria de Heredia avait vingt-trois ans. Nous avons vu qu'il demeurait rue de Tournon, où habitèrent aussi Balzac et Renan, dans un modeste appartement dont Madame de Heredia se plaisait à faire les honneurs aux camarades de son fils et à quelques écrivains déjà notoires. C'est ainsi qu'en 1863 Heredia fit la connaissance de Leconte de Lisle. Sa mère « possédait à cette époque quarante à cinquante mille livres de rente », et M. Fernand Calmettes rapporte lui-même que Heredia « usa de cette très belle aisance pour épargner quelques heures difficiles au maître qu'il

aimait »1. Nous savons d'autre part que Mme de Heredia vint plus d'une fois en aide aux amis de son fils : c'est elle qui édita le premier recueil de vers de Georges Lafenestre 2. Comment concilier alors ces libéralités avec l'affirmation de M. Calmettes d'un Heredia ménager de ses écus?

D'ailleurs, cette fortune ne dura pas. Elle fut presque toute engloutie lors du soulèvement de 1868. Pressentant les événements, Mme de Heredia partit pour Cuba à la fin de l'année 1867, quelques mois après le mariage de son fils. Elle trouva l'île en pleine agitation, et y séjourna jusqu'au printemps de 1869, sans réussir à sauver ses biens. Dans une lettre adressée en 1868 à Ernest Fauvelle, José-Maria de Heredia parle des inquiétudes qu'ils ont encore au sujet de toute leur famille restée à Cuba « au milieu d'une révolution qui, dit-il, nous ruinera probablement presque complètement » 3. Après la guerre de 1870, le poète écrit à son ami Georges Lafenestre :

Nos belles propriétés de Cuba ont été incendiées et sont aujourd'hui totalement perdues. Mais je suis heureusement philosophe. Il me reste de quoi vivre, bien modestement, il est vrai, mais du moins d'une façon indépendante. Ma jeune femme a pris ce revers de fortune aussi bravement que moi et l'arrivée de notre fillette, depuis si longtemps désirée et attendue, nous en a tout à fait consolés. Quand à maman, vous savez qu'elle n'a jamais tenu à la richesse que pour le bonheur de ses enfants et pour le bien qu'elle lui permettait de faire aux malheureux 4.

1. Leconte de Lisle et ses amis, p. 209. Voir à ce sujet la lettre de Leconte de Lisle à la p. 135.

2. Les Espérances, Paris, Jules Tardieu, 13, rue de Tournon, 1864. Une longue pièce, Femmes et Soleil, y est dédiée à J.-M. de Heredia.

Nous devons cette information à M. Pierre Lafenestre. - L'éditeur Tardieu, qui signait comme écrivain J.-T. de Saint-Germain, favorable aux jeunes, avait déjà publié les Amoureuses d'Alphonse Daudet (1858 et 1863).

3. Lettre inédite, datée de Paris, le 26 novembre 1868; communiquée par M. Joseph Gilardoni. -- Cf. André Cochut, l'Insurrection cubaine, Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1869.

4. Lettre inédite, datée: «Menton, 2 février 1872, villa Carnolès», appartenant à M. Pierre Lafenestre.

José-Maria de Heredia avait épousé, au mois de mars 1867, Mile Louise Despaigne, d'une famille française de Nantes, également transplantée à Cuba, et déjà alliée à la sienne. Il partit avec sa femme pour l'Italie qu'il avait déjà visitée en 18641. Cette fois, il revit Milan. Venise, Florence, et poussa jusqu'à Rome.

De retour de son voyage, il alla habiter, toujours avec sa mère, 23, avenue de Breteuil. Il y réunissait, le jeudi soir, autour de la table de famille, ses amis, notamment : Leconte de Lisle, François Coppée, Sully Prudhomme, Georges Lafenestre, Paul Bourget, Anatole France.

« Jeune, beau, riant, libre », comme le héros de Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia avait, de plus, un nom glorieux et sonore. C'était un gentilhomme, dans le sens le plus noble du mot.

La taille souple, la voix caressante et chaude, l'œil de velours, le teint mat et doré des gens de son pays, la barbe soyeuse, la chevelure indomptée, il semblait un grand d'Es pagne peint par Vélasquez ou Van Dyck 2.

C'est l'image même de Panchito à son arrivée à Paris :

Son beau nez respire la hardiesse noble et fière; ses yeux sont brillants comme le soleil; sa chevelure abondante ondoie sous le chapeau à la dernière mode; la taille est étroite, le pied petit, et la main dégantée... d'une finesse aristocratique et paresseuse 3.

Chose curieuse, on retrouve ce regard rêveur, ce front hardi, ces cheveux rebelles, chez l'ancêtre lointain, JeanFerdinand de Heredia, le grand-maître des chevaliers de Rhodes.

Anatole France se rappelle que Heredia « faisait figure de jeune gentleman et fumait d'excellents cigares ».

1. Voir la partie suivante, où nous parlons longuement de ce voyage (pp. 251-262).

2. Adolphe Brisson, Portraits intimes, 2o série. 3. Gérard d'Houville, le Séducteur, p. 298.

« PreviousContinue »