Page images
PDF
EPUB

<< morne cloche morose, avertissant le monde.

« que je me suis enfui de ce monde abject pour « habiter avec les plus abjects des vers.

Ne vous de

<< souvenez pas même, si vous lisez ces lignes

[ocr errors]
[ocr errors]

la main qui les a écrites: car je vous aime tant

que je voudrais être oublié dans votre chère pensée,

si penser à moi vous faisait quelque peine'. Ces subites alternatives de joie et de tristesse, ces ravissements divins et ces grandes mélancolies, ces tendresses exquises et ces abattements féminins, peignent le poëte extrême dans ses émotions, incessamment troublé de douleur ou d'allégresse, sensible au moindre choc, plus puissant, plus délicat pour jouir et souffrir que les autres hommes, capable de rêves plus intenses et plus doux, en qui s'agitait un monde imaginaire d'êtres gracieux ou terribles, tous passionnés comme leur auteur.

Tel que le voilà pourtant, il atteignait son assiette. De bonne heure, au moins pour ce qui est de la conduite extérieure, il était entré dans la vie rangée, sensée, presque bourgeoise, faisant des affaires, et pourvoyant à l'avenir. Il restait acteur au moins dix-sept ans, quoique dans les seconds rôles; il

1.

No longer mourn for me when I am dead.

Than you shall hear the surly sullen bell
Give warning to the world that I am fled

From this vile world, with vilest worms to dwell:
Nay, if you read this line, remember not

The hand that writ it; for I love you so,

That I in your sweet thoughts would be forgot,

If thinking on me then should make you woe.

2. Le rôle où il excellait était celui du fantôme dans Hamlet.

s'ingéniait en même temps à remanier des pièces avec tant d'activité, que Greene l'appelait «< une corneille parée des plumes d'autrui, un factotum, un accapareur de la scène1. » Dès l'âge de trente-trois

ans,

il avait amassé assez d'économies pour acheter à Stradford une maison avec deux granges et deux jardins, et il avançait toujours plus droit dans la même voie. Un homme n'arrive qu'à l'aisance par le travail qu'il fait lui-même; s'il parvient à la richesse, c'est par le travail qu'il fait faire aux autres. C'est pourquoi, à ces métiers d'acteur et d'auteur, Shakspeare ajoutait ceux d'entrepreneur et de directeur de théâtre. Il acquérait une part de propriété dans les théâtres de Blackfriars et du Globe, achetait des contrats de dîmes, de grandes pièces de terre, d'autres bâtiments encore, mariait sa fille Suzanne, et finissait par se retirer dans sa ville natale, sur son bien, dans sa maison, en bon propriétaire, en honnête citoyen qui gère convenablement sa fortune et prend part aux affaires municipales. Il avait deux ou trois cents livres sterling de rente, environ vingt ou trente mille francs d'aujourd'hui, et, selon la tradition, il vivait de bonne humeur et en bons termes avec ses voisins; en tout cas, il ne paraît pas qu'il s'inquiéta beaucoup de sa gloire littéraire, car il n'a pas même pris le soin d'éditer et de rassembler ses œuvres. Une de ses filles avait épousé un médecin, l'autre un marchand de vins; la seconde ne savait pas

1. In his own conceit the only shake-scene in the country.

même signer son nom. Il prêtait de l'argent et faisait figure dans ce petit monde. Étrange fin, qui au premier regard semble plutôt celle d'un marchand que d'un poëte. Faut-il l'attribuer à cet instinct anglais qui met le bonheur dans la vie du campagnard et du propriétaire bien renté, bien apparenté, bien muni de confortable, qui jouit posément de sa respectabilité établie', de son autorité domestique et de son assiette départementale? Ou bien Shakspeare était-il, comme Voltaire, un homme de bon sens, quoique imaginatif de cervelle, gardant son jugement rassis sous les petillements de sa verve, prudent par scepticisme, économe par besoin d'indépendance, et capable, après avoir fait le tour des idées humaines, de décider avec Candide que le meilleur parti est de « cultiver son jardin ? » J'aime mieux supposer, comme l'indique sa pleine et solide tête, qu'à force d'imagination ondoyante il a, comme Goethe, échappé aux périls de l'imagination ondoyante, qu'en se figurant la passion, il parvenait comme Gœthe à atténuer chez lui la passion, que la fougue ne faisait point explosion dans sa conduite parce qu'elle rencontrait un débouché dans ses vers, que son théâtre a préservé sa vie, et qu'ayant traversé par sympathie toutes les folies et toutes les misères de la vie humaine, il pouvait s'asseoir au milieu d'elles avec un calme et mélancolique sourire, écoutant pour s'en

1.

--

« He was a respectable man. A good word; what does it mean? He kept a gig. » Procès anglais. 2. Voy. ses portraits et surtout son buste.

-

distraire la musique aérienne des fantaisies dont il se jouait'. Je veux supposer enfin que, pour le corps comme pour le reste, il était de sa grande génération et de son grand siècle, que chez lui comme chez Rabelais, Titien, Michel-Ange et Rubens, la solidité des muscles faisait équilibre à la sensibilité des nerfs; qu'en ce temps-là la machine humaine, plus rudement éprouvée et plus fermement bâtie, pouvait résister aux tempêtes de la passion et aux fougues de la verve, que l'âme et le corps se faisaient encore contre-poids, et que le génie était alors une floraison et non, comme aujourd'hui, une maladie. Sur tout cela on n'a que des conjectures, et si l'on veut connaître l'homme de plus près, c'est dans ses œuvres qu'il faut le chercher.

II

Cherchons donc l'homme, et dans son style. Le style explique l'œuvre; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'artiste tout entier se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec surabondance et avec excès; il répand les métaphores avec profusion sur tout ce qu'il écrit; à chaque instant, les idées abstraites se changent chez lui en images; c'est une

1. Voy. surtout ses dernières pièces : Tempest, Twelfth night.

་་

série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il ne les cherche pas, elles viennent d'elles-mêmes; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s'engendrent les unes les autres et s'accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille': Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de la pensée; à bien plus forte raison, l'âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après elle ce qui est près d'elle. C'est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépen dance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout un monde gémit. » Voilà trois images coup sur coup pour ex

2.

1. Hamlet, III, scène iv.

The single and peculiar life is bound,

With all the strength and armour of the mind,
To keep itself from 'noyance; but much more
That spirit, upon whose weal depend and res t
The lives of many. The cease of majesty
Dies not alone, but, like a gulf, doth draw
What's near it, with it: it is a massy wheel,
Fix'd on the summit of the highest mount,

« PreviousContinue »