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découvre que les vices se sont déguisés en vertus. Elle les condamne à faire amende honorable et à se baigner dans l'Hélicon. Deux à deux, ils s'en vont chantant une palinodie, un refrain que répète le chœur. Est-ce là un opéra ou une comédie? C'est une comédie lyrique, et si on n'y trouve point la légèreté aérienne d'Aristophane, du moins on y trouve, comme dans les Oiseaux et dans les Grenouilles, les contrastes et les mélanges de l'invention poétique, qui à travers la caricature et l'ode, à travers le réel et l'impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes les fleurs.

Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d'amour délicats, voluptueux, charmants, dignes de l'idylle antique'. Pardessus tout, il a été le grand et l'inépuisable inventeur de ces masques, sortes de mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s'est étalée toute-la magnificence et l'imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l'Olympe antique, les personnages allégoriques que les artistes peignent en ce moment dans leurs tableaux, les héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l'abstrait, le divin, l'humain, l'ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants, tout ce qui peut exciter,

1. A celebration of Charis. Miscellaneous poems.

enivrer des sens d'artistes. Aussi bien l'élite du royaume est là, sur la scène; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits empruntés, mal portés, qu'ils doivent encore à leur tailleur; ce sont les dames de la cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l'éclat de leur rang et de leur fierté, avec de vrais diamants, empressés d'étaler leur luxe, en sorte que toute la splendeur de la vie nationale est concentrée dans l'opéra qu'ils se donnent, comme des joyaux dans un écrin. Quelle parure! quelle profusion de splendeurs! quel assemblage de personnages bizarres, de bohémiennes, de sorcières, de dieux, de héros, de pontifes, de gnômes, d'êtres fantastiques! Que de métamorphoses, de joutes, de danses, d'épithalames! Quelle variété de paysages, d'architectures, d'îles flottantes, d'arcs de triomphe, de globes symboliques! L'or étincelle, les pierreries chatoient, la pourpre emprisonne de ses plis opulents les reflets des lustres, la lumière rejaillit sur la soie froissée, des torsades de diamants s'enroulent, en jetant des flammes, sur le sein nu des dames; les colliers de perles s'étalent par étages sur les robes de brocard couturées d'argent; les broderies d'or, entrelaçant leurs capricieuses arabesques, dessinent sur les habits des fleurs, des fruits, des figures, et mettent un tableau dans un tableau. Les marches du trône s'élèvent portant des groupes de Cupidons, qui chacun tiennent une torche'. Des

1. Masque of Beauty.

fontaines égrènent des deux côtés leurs panaches de perles; des musiciens en robe de pourpre et d'écarlate, couronnés de lauriers, jouent dans les berceaux. Les rangées de masques défilent, entrelaçant leurs groupes; « les uns, vêtus d'orangé fauve et d'argent, les autres de vert de mer et d'argent, les justaucorps blancs brodés d'or, tous les habits et les joyaux si extraordinairement riches, que le trône semble une mine de lumière. » Voilà les opéras qu'il compose chaque année, presque jusqu'au bout de sa vie, véritables fêtes des yeux, pareilles aux processions du Titien. Il a beau vieillir, son imagination comme celle du Titien reste abondante et fraîche. Abandonné, haletant sur son lit, sentant la mort prochaine, et parmi les suprêmes amertumes il garde son coloris, il compose le Sad Shepherd, la plus gracieuse et la plus pastorale de ses peintures. Songez que c'est dans une chambre de malade qu'est né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d'une garde, parmi les anxiétés de l'indigence et les étouffements de l'hydropisie. C'est dans la forêt verte qu'il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus, qui, comme Daphnis et Chloé, s'étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier baiser. Là vivait Earine que le fleuve vient d'engloutir, et que son amant en délire ne veut pas cesser de pleu

rer, « Earine qui reçut son être et son nom avec les premières pousses et les boutons du printemps, Earine, née avec la primevère, avec la violette, avec les premières roses fleuries; quand Cupidon souriait, quand Vénus amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes parfumées s'élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant qu'Earine vivrait.... A présent, aussi chaste que son nom, Earine est morte vierge, et sa chère âme voltige dans l'air au-dessus de nous'. » Au-dessus du pauvre vieux paralytique, la poésie flotte encore comme un nuage de lumière. Il a eu beau s'encombrer de science, se charger de théories, se faire critique du théâtre et censeur du monde, remplir son âme d'indignation persévérante, se roidir dans une attitude militante et morose, les songes divins ne l'ont point quitté, il est le frère de Shakspeare.

V

Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes les routes d'une forêt. J'en par

1.

Earine,

Who had her very being and her name,

With the first knots or buddings of the spring,
Born with the primrose, or the violet

Or earliest roses blown; when Cupid smiled,

And Venus led the Graces out to dance,

And all the flowers and sweets in Nature's lap

lerai à part; il faut, pour en faire le tour, une large place vide. Et encore comment l'embrasser? Comment développer sa structure intérieure? Les grands. mots, les éloges, tout est vain à son endroit; il n'a pas besoin d'être loué, mais d'être compris, et il ne peut être compris qu'à l'aide de la science. De même que les révolutions compliquées des corps célestes ne deviennent intelligibles qu'au contact du calcul supérieur; de même que les délicates métamorphoses de la végétation et de la vie exigent pour être expliquées l'intervention des plus difficiles formules chimiques, ainsi les grandes œuvres de l'art ne se laissent interpréter que par les plus hautes doctrines de la psychologie, et c'est la plus profonde de ces théories qu'il faut connaître pour pénétrer jusqu'au fond de Shakspeare, de son siècle et de son œuvre, de son génie et de son art.

Ce qu'on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les observations accumulées sur l'âme, c'est que la sagesse et la connaissance ne sont, en l'homme, que des effets et des rencontres. Il n'y a point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la vérité et sa conduite dans le bon sens. Au

Leap'd out, and made their solemn conjuration
To last but while she lived.

(Acte I, sc. II.)

But she, as chaste as war her name, Earine,

Died undeflower'd; and now her sweet soul hovers

Here in the air above us.

(Acte III, sc. 1.)

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