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même et vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de Grammont a trop d'esprit pour aimer l'orgie. C'est qu'en somme l'orgie n'est pas agréable : casser des verres, brailler, dire des ordures, s'emplir jusqu'à la nausée, il n'y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats; il est né épicurien, et non glouton ou ivrogne. Ce qu'il cherche, c'est l'amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu'il n'est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien; surtout je ne lui confierais pas ma femme il n'est pas net du côté de la délicatesse; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d'un peu bien près l'aigrefin et le suborneur. Mais j'ai tort d'employer ces grands mots à son endroit; ils sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d'honneur ou de honte ne peuvent être portés que par dés gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s'ennuya plus dans l'armée, dit Hamilton, dès qu'il y fut. » C'est là sa gloire et

inertes, à leur faire avaler du poivre, de la moutarde et du vi. naigre. (Flora Tristan, 1840, Promenades dans Londres, chap. VIII. Témoin oculaire.)

LITT. ANGL.

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son objet; il ne se pique ni ne se soucie d'autre chose. Son valet le vole: un autre eût fait pendre le coquin mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d'épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres ; il revient, épouse; l'histoire était plaisante il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. «Est-ce qu'après la figure qu'il a faite Grammont peut plier bagage comme un croquant? Non pas, il a des sentiments, il soutiendra l'honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie; au fond, il n'a pas d'idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l'argent de Caméran; Caméran eût-il mieux fait, ou autrement? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne le point important est gagné, puisqu'on s'est amusé à le prendre et qu'on s'amuse à le dépenser. L'odieux et l'ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S'il fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n'est point à genoux: une âme si vive ne s'affaisse point sous le respect; l'esprit le met de niveau avec les plus grands; sous prétexte d'amuser le roi, il lui dit des vérités vraies'. S'il tombe à Londres au milieu des scandales, il n'y enfonce point; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement

1. Le roi jouait au trictrac: arrive un coup douteux : « Ah! voici Grammont qui nous jugera; Grammont, venez nous juger.

Sire, vous avez perdu. Comment! vous ne savez pas encore.... - Eh! ne voyez-vous pas, sire, que si le coup eût été seulement douteux, ces messieurs n'auraient pas manqué de vous donner gain de cause? »

qu'il ne garde pas de boue. On n'aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événements recèlent; le conte file prestement, éveillan t un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l'esprit tout entier est emmené, d'un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. A table, Grammont ne s'empiffrera pas; au jeu, il ne deviendra pas furieux; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L'esprit français est comme le vin français il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de cet agrément les soupers ne détruisent ici ni la fines se, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant; sa gaieté n'est complète que par la gaieté des autres '; il s'occupe d'eux aussi naturellement que de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d'intelligence; les saillies, les traits brillants, les mots heureux petillent sur ses lèvres :

il

:

pense à table et en compagnie quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu'ici le débauché n'opprime pas l'homme; Grammont dirait qu'il l'achève, et que l'esprit, le cœur, les sens, ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l'élégance et l'entrain d'un souper choisi.

1. « Il déterrait les malheureux pour les secourir.»

III

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d'enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d'État disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d'humanité et d'honneur, mais que chez eux, pour l'apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L'injure, le sang, l'orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d'abord l'esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras avec quels applaudissements! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s'en est prolongé jusqu'à nous. Si vous saviez comme l'esprit en est bas, avec quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative! Çà et là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr; mais tout le tissu de l'œuvre semble d'un Scarron, aussi ignoble que l'autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte; Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l'autre, redresser les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon d'Avellaneda'. Le

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petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu'il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l'Énéide travestie. La peinture d'Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire ses culottes. D'interminables discussions scolastiques, des disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute une moitié du poëme. Point d'action, point de naturel, partout des satires avortées, de grosses caricatures; ni art, ni mesure, ni goût; le style puritain transformé en un baragouin absurde, la rancune enfiellée manquant son but par son excès même, et défigurant le portrait qu'elle veut tracer. Croiriez-vous qu'un tel écrivain fait le joli, qu'il veut nous égayer, qu'il prétend être agréable? La belle raillerie que ce trait sur la barbe d'Hudibras! « Ce météore chevelu dé

nonçait la chute des sceptres et des couronnes; par << son symbole lugubre, il figurait le déclin des gou« vernements, et sa bêche' hiéroglyphique disait « que son tombeau et celui de l'État étaient creu<«<sés. » Il est si content de cette gaieté insipide,

1. Cette barbe était taillée en bêche.

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