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avait fait, il s'en glorifia; au lieu de s'abattre, il se raffermit; au lieu de défaillir, il se fortifia. « Cyriac, disait-il déjà sous la République, voilà trois ans' aujourd'hui que ces yeux, quoique purs au dehors de toute tache et de toute souillure, privés de leur lumière, ont cessé de voir. Soleil, lune, étoiles durant toute l'année, l'homme, la femme, rien n'apparaît plus à leurs globes inutiles. Pourtant je ne murmure pas contre la main ou la volonté du ciel, et je ne rabats rien de mon courage ou de mon espérance; debout et ferme je vogue droit en avant. Qui me soutient, demandes-tu? La conscience, ami, de les avoir perdus, usés pour la défense de la liberté, ma noble tâche, dont l'Europe parle d'un bord à l'autre. Cette seule pensée me conduirait à travers la vaine mascarade du monde, content quoique aveugle, quand je n'aurais pas de meilleur guide'. » Elle

1. 1554, 22e sonnet.

2.

Cyriac, this three years day, those eyes, tho' clear
To outward view of blemish or of spot,

Bereft of sight, their seeing have forgot,

Nor to their idle orbs does day appear,

Or sun, or moon, or stars throughout the year,

Or man, or woman. Yet I argue not

Against Heaven's hand or will; nor bate one jot
Of heart or hope; but still bear up, and steer
Right onwards. What supports me, dost thou ask?
The conscience, friend, t'have lost them overply'd
In Liberty's defence, my noble task,

Whereof all Europe rings from side to side.

This thought might lead me through this world's vain mask
Content, though blind, had I no other guide.

(Sonnet XIX.)

But patience, to prevent

That murmur, soon replies: God doth not need

Either man's work or his own gifts....

Thousands at his bidding speed,

le conduisit en effet; « il s'armait de lui-même, » et « la cuirasse de diamant » qui avait protégé l'homme fait contre des blessures de la bataille, protégeait le vieillard contre les tentations et les doutes de la défaite et de l'adversité.

IV

Il vivait dans une petite maison à Londres, ou à la campagne dans le comté de Buckingham, en face d'une haute colline verte, publiait son Histoire d'Angleterre, sa Logique, un Traité de la vraie religion et de l'hérésie, méditait son grand Traité de la doctrine chrétienne; de toutes les consolations, le travail est la plus fortifiante et la plus saine, parce qu'il soulage l'homme, non en lui apportant des douceurs, mais en lui demandant des efforts. Tous les matins il se faisait lire en hébreu un chapitre de la Bible, et demeurait quelque temps en silence, grave, afin de méditer sur ce qu'il avait entendu. Jamais il n'allait à aucun temple. Indépendant dans la religion comme dans tout le reste, il se suffisait à lui-même; ne trouvant dans aucune secte les marques de la véritable Église, il priait Dieu solitairement sans avoir besoin du secours d'autrui. Il étudiait jus

And post o'er land and ocean without rest.
They also serve who only stand and wait.

(Sonnet XX.)

1. Sonnets italiens, VI 4.

qu'au milieu du jour; puis après un exercice d'une heure il jouait de l'orgue ou de la basse de viole. Ensuite il reprenait les études jusqu'à six heures, et le soir s'entretenait avec ses amis. Quand on ve nait le visiter, on le trouvait ordinairement «< dans une chambre tendue d'une vieille tapisserie verte, assis dans un fauteuil, et habillé proprement de noir; « son teint était pâle, dit un visiteur, mais non cadavéreux; ses mains, ses pieds avaient la goutte;»« ses cheveux, d'un brun clair, étaient divisés sur le milieu du front et retombaient en longues boucles; ses yeux, gris et purs, ne marquaient point qu'il fût aveugle. » Il avait été extrêmement beau dans sa jeunesse, et ses joues anglaises, délicates jadis comme celles d'une jeune fille, restèrent colorées presque jusqu'au bout. « Sa contenance était affable; sa démarche droite et virile témoignait de l'intrépidité et du courage. »> Quelque chose de grand et de fier respire encore dans tous ses portraits; et certainement peu d'hommes ont fait autant d'honneur à l'homme. Ainsi s'éteignit cette noble vie, comme un soleil couchant, éclatante et calme. Au milieu de tant d'épreuves, une joie haute et pure, véritablement digne de lui, lui avait été accordée; le poëte enfoui sous le puritain avait reparu, plus sublime que jamais, pour donner au christianisme son second Homère. Les rêves éblouissants de sa jeunesse et les souvenirs de son âge mûr se rassemblaient en lui autour des dogmes calvinistes et des visions de saint Jean pour former l'épopée

protestante de la Damnation et de la Grâce, et l'immensité des horizons primitifs, les flamboiements du donjon infernal, les magnificences du parvis céleste ouvraient à « l'œil intérieur » de l'âme des régions inconnues par delà les spectacles que les yeux de chair avaient perdus.

V

J'ai sous les yeux le redoutable volume où, quelque temps après la mort de Milton, on a rassemblé sa prose'. Quel livre! Les chaises craquent quand on le pose, et celui qui l'a manié une heure en a moins mal à la tête qu'aux bras. Tel livre, tels hommes : sur les simples dehors, on a quelque idée des controversistes et des théologiens dont les doctrines sont enfermées là. Encore faut-il songer que l'auteur fut singulièrement lettré, élégant, voyageur, philosophe, homme du monde pour son temps. Je pense involontairement aux portraits des théologiens du siècle, âpres figures enfoncées dans l'acier par le dur burin des maîtres, et dont le front géométrique, les yeux fixes se détachent avec un relief violent hors d'un

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1. Voici les titres des principaux écrits en prose de Milton: History of Reformation, the Reason of Church government urged against prelacy, Animadversions upon the remonstrant, - Doctrine and discipline of Divorce, Tetrachordon, Tractate of Education, Areopagitica, Tenure of Kings and Magistrates, Iconoclastes, History of Britain, Thesaurus linguæ latinæ, - History of Moscovy, De Logica Arte, etc.

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panneau de chêne noir. Je les compare aux visages modernes, où les figures fines et complexes semblent frissonner sous le contact changeant de sensations ébauchées et d'idées innombrables. J'essaye de me figurer la lourde éducation latine, les exercices physiques, les rudes traitements, les idées rares, les dogmes imposés, qui occupaient, opprimaient, fortifiaient, endurcissaient autrefois la jeunesse, et je crois voir un ossuaire de mégatheriums et de mastodontes reconstruits par Cuvier.

La race des vivants a changé. Notre esprit fléchit aujourd'hui sous l'idée de cette grandeur, de cette barbarie, et nous découvrons que la barbarie fut alors la cause de la grandeur. Comme autrefois, dans la vase primitive et sous le dôme des fougères colossales, on vit les monstres pesants tordre péniblement leurs croupes écailleuses et de leurs crocs informes s'arracher des pans de chair, nous apercevons aujourd'hui à distance, du haut de la civilisation sereine, les batailles des théologiens qui, cuirassés de syllogismes, hérissés de textes, se couvraient d'ordures et travaillaient à se dévorer.

Au premier rang combattait Milton, prédestiné à la barbarie et à la grandeur par sa nature personnelle et par les mœurs environnantes, capable de manifester en haut relief la logique, le style et l'esprit du siècle. C'est la vie des salons qui a dégrossi les hommes : il a fallu la société des dames, le manque d'intérêts sérieux, l'oisiveté, la vanité, la sécurité, pour mettre en honneur l'élégance, l'ur

LITT. ANGL.

II

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