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travagances amoureuses, est infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d'esprit de Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, petillent de traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n'en est pas un qui ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d'un hôpital et à tous les opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d'idées et d'images creusées avec un acharnement qui donne le vertige. Son premier poëme, Vénus et Adonis, est l'extase sensuelle d'un Corrége insatiable et enflammé. Cette fécondité exubérante porte à l'excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe des métaphores, l'incohérence du style et la violence effrénée des expressions'.

Tout cela se réduit à un seul mot les objets entraient organisés et complets dans son esprit ; ils ne font que passer dans le nôtre, désarticulés, décomposés, pièce par pièce. Il pensait par blocs, et nous pensons par morceaux de là son style et notre style, qui sont deux langues inconciliables. Nous autres, écrivains et raisonneurs, nous pouvons noter précisément par un mot chaque membre isolé et représenter l'ordre exact des parties par l'ordre exact de nos expressions : nous avançons par degrés,

1. C'est pourquoi aux yeux d'un écrivain du dix-septième siècle le style de Shakspeare est le plus obscur, le plus prétentieux, le plus pénible, le plus barbare et le plus absurde qui fut jamais.

nous suivons les filiations, nous nous reportons incessamment aux racines, nous essayons de traiter nos mots comme des chiffres, et nos phrases comme des équations; nous n'employons que les termes généraux que tout esprit peut comprendre et les constructions régulières dans lesquelles tout esprit doit pouvoir entrer; nous atteignons la justesse et la clarté, mais non la vie. Shakspeare laisse là la justesse et la clarté et atteint la vie. Du milieu de la conception complexe et de la demi-vision colorée, il arrache un fragment, quelque fibre palpitante, et vous le montre; à vous, sur ce débris, de deviner le reste; derrière le mot il y a tout un tableau, une attitude, un long raisonnement en raccourci, un amas d'idées fourmillantes; vous les connaissez, ces sortes de mots abréviatifs et pleins: ce sont ceux que l'on crie dans la fougue de l'invention ou dans l'accès de la passion, termes d'argot et de mode qui font appel aux souvenirs locaux et à l'expérience personnelle, petites phrasés hachées et incorrectes qui expriment par leur irrégularité la brusquerie et les cassures du sentiment intérieur, mots triviaux, figures excessives'. Il y a un geste sous chacune d'elles, une contraction subite de sourcils, un plissement des lèvres rieuses, une pantalonnade ou un déhanchement de toute la machine. Aucune de ces phrases ne note des idées, toutes suggèrent des

1. Voy. dans Hamlet le discours de Laërtes à sa sœur, et de Polonius à Laërtes. Le style est hors de la situation, et on voit là à nu le procédé naturel et obligé de Shakspeare.

images; chacune d'elles est l'extrémité et l'aboutissement d'une action mimique complète; aucune d'elles n'est l'expression et la définition d'une idée partielle et imitée. C'est pour cela que Shakspeare est étrange et puissant, obscur et créateur par delà tous les poëtes de son siècle et de tous les siècles, le plus immodéré entre tous les violateurs du langage, le plus extraordinaire entre tous les fabricateurs d'âmes, le plus éloigné de la logique régulière et de la raison classique, le plus capable d'éveiller en nous un monde de formes, et de dresser en pied devant nous des personnages vivants.

III

Recomposons ce monde en cherchant en lui l'empreinte de son créateur. Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l'entourent; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui conviennent le mieux à son talent. Supposez-le logicien, moraliste, orateur, tel qu'un de nos grands tragiques du dix-septième siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas; il aura horreur des valets et de la canaille; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût; il supprimera

la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l'espace, après avoir échangé d'éloquentes harangues et d'habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l'opposé. Sa faculté unique est l'imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale; il s'y abandonne et ne trouve dans l'homme rien qu'il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses déréglements et dans ses fureurs; il montre l'homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n'aspire qu'à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l'original.

De là les mœurs de ce théâtre, et d'abord le manque de dignité. La dignité vient de l'empire exercé sur soi-même; l'homme choisit dans ses gestes et dans ses actions les plus nobles, et ne se permet que celles-là. Les personnages de Shakspeare n'en choisissent aucune et se les permettent toutes. Ses rois sont hommes et pères de famille; le terrible jaloux Léonatus, qui va ordonner le meurtre de sa

femme et de son frère', joue comme un enfant avec son fils; il le caresse, il lui donne tous les jolis petits noms d'amitié que disent les mères; il ose être trivial; il est bavard comme une nourrice, il en a le langage et il en prend les soins.

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....As-tu mouché ton nez? On dit qu'il ressemble au mien. Allons, capitaine, il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine.... Venez ici, sire page.

Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin! — cher mignon! En regardant les traits de ce visage, il m'a semblé que je reculais de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes, avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée,

de peur qu'elle ne mordit son maître. Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe, à ce polisson, à ce monsieur!... Mon frère, gâtez-vous là-bas votre jeune prince comme nous avons l'air de gâter le nôtre 3?

POLYXÈNE.

-

Quand je suis chez moi, sire, il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci; tantôt mon ami de

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cœur, et tantôt mon ennemi juré; mon parasite, mon soldat, mon homme d'État, mon tout; - il rend un jour de juillet aussi court qu'un jour de décembre, — et, avec ses en

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They say it's a copy out of mine. Come, captain,

We must be neat; not neat, but cleanly, captain:...

Come, sir page, look on me with your welkin eye: sweet villain!

Most dear'st! my collop! Looking on the lines

Of my boy's face, methought, I did recoil

Twenty-three years, and saw myself unbreech'd

In my green velvet coat; my dagger muzzled,

Lest it should bite its master....

How like, methought, I then was to this kernel,
This quash, this gentleman:...

My brother, are you so fond of your prince,
As we do seem to be of ours?

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