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II

Voilà une vie de combattant, bravement portée, digne du seizième siècle par ses traverses et son énergie; partout le courage et la force ont surabondé. Peu d'écrivains ont travaillé plus consciencieusement et davantage; son savoir était énorme, et dans ce temps des grands érudits, il fut un des meilleurs humanistes de son temps, aussi profond que minutieux et complet, ayant étudié les moindres détails et compris le véritable esprit de la vie antique. Ce n'était pas assez pour lui de s'être rempli des auteurs illustres, d'avoir leur œuvre entière incessamment présente, de semer volontairement et involontairement toutes ses pages de leurs souvenirs. Il s'enfonçait dans les rhéteurs, dans les critiques, dans les scholiastes, dans les grammairiens et les compilateurs de bas étage; il ramassait des fragments épars; il prenait des caractères, des plaisanteries, des délicatesses dans Athénée, dans Libanius, dans Philostrate. Il avait si bien pénétré et retourné les idées grecques et romaines, qu'elles s'étaient incorporées aux siennes. Elles entrent dans son discours sans disparate; elles renaissent en lui aussi vivantes qu'au premier jour; il invente lors même qu'il se

Fix'd to bed and boards, unlike to win
Health, or scarce breath, as she had never been.

(An Epistle mendicant, 1631.)

souvient. En tout sujet il portait cette soif de science, et ce don de maîtriser sa science. Il savait l'alchimie quand il écrivit l'Alchimiste. Il manie les alambics, les cornues, les récipients, comme s'il avait passé sa vie à chercher le grand œuvre. Il explique l'incinération, la calcination, l'imbibition, la rectification, la réverbération, aussi bien qu'Agrippa et Paracelse. S'il traite des cosmétiques', il en étale toute une boutique; on ferait avec ses pièces un dictionnaire des jurons et des habits des courtisans; il semble spécial en tout genre. Une preuve de force encore plus grande, c'est que son érudition ne nuit point à sa verve; si lourde que soit la masse dont il se charge, il la porte sans fléchir. Cet étonnant amas de lectures et d'observations s'ébranle en un moment tout entier et tombe comme une montagne sur le lecteur accablé. Il faut écouter sir Épicure Mammon dérouler le tableau des magnificences et des débauches où il va se plonger quand il saura fabriquer l'or. Les impudicités raffinées et effrénées de la décadence romaine, les obscénités splendides d'Héliogabale, les fantaisies gigantesques du luxe et de la luxure, les tables d'or comblées de mets étrangers, les breuvages de perles dissoutes, la nature dépeuplée pour fournir un plat, les attentats accumulés par la sensualité contre la nature, la raison et la justice, le plaisir de braver et d'outrager la loi, toutes ces images passent devant les yeux

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avec l'élan du torrent et la force d'un grand fleuve. Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans le dialogue peindre une situation, ébranler un personnage, dégorgés de cette mémoire profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante. Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d'observations et de souvenirs, chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s'égarer ni se ralentir, véritable « Béhémoth littéraire, » pareil à ces éléphants de guerre qui recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des armures, des machines, et sous cet attirail couraient aussi vite qu'un cheval léger.

Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre. Il a son style. L'érudition et l'éducation classiques l'ont fait classique, et il écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des premières est l'art de développer, c'est-à-dire d'aligner les idées en files continues, selon les règles de la rhétorique et de l'éloquence, par des transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris dans le commerce des anciens l'habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De la pensée pre

mière à la conclusion finale il conduit le lecteur par une pente continue et uniforme. Chez lui la route ne manque jamais comme dans Shakspeare. Il n'avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions suivies; on peut u.archer, chez lui, on n'a pas besoin de bondir, et l'on est perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent sensibles les oppositions de pensées; les phrases symétriques guident l'esprit à travers les idées difficiles; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur notre route d'images extraordinaires, soudaines, éclatantes, capables de nous éblouir et de nous arrêter; nous voyageons éclairés par des métaphores modérées et soutenues; Jonson a tous les procédés de l'art latin; même quand il veut, surtout en sujets latins, il a les derniers, les plus savants, la concision brillante de Sénèque et Lucain, les antithèses équarries, équilibrées, limées, les artifices les plus heureux et les plus étudiés de l'architecture oratoire1. Les autres poëtes sont presque des visionnaires, Jonson est presque un logicien.

De là son talent, ses succès et ses fautes; s'il a un meilleur style et de meilleurs plans que les autres, il n'est pas comme eux créateur d'âmes. Il est trop théoricien, trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut dresser et

1. Sejan, Catilina, passim.

mouvoir des hommes complets et vivants. On n'est guère capable d'en former, à moins d'avoir comme Shakspeare l'imagination d'un voyant. La personne humaine est si complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties, ne peut guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair pour produire la réponse ou l'action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte d'inspiration et de fièvre. L'esprit agit alors comme en rêve. Les personnages se meuvent en lui, presque sans son concours; il attend qu'ils parlent, il demeure immobile, écoutant leurs voix, tout recueilli, de peur de déranger le drame intérieur qu'ils vont jouer dans son âme. C'est là tout son artifice : les laisser faire. Il est tout étonné de leurs discours, et il les note en oubliant que c'est lui qui les invente. Leur tempérament, leur caractère, leur éducation, leur genre d'esprit, leur situation, leur attitude et leurs actions forment en lui un tout si bien lié, et se réunissent si promptement en êtres palpables et solides, qu'il n'ose attribuer à sa réflexion ni à son raisonnement une création si vaste et si rapide. Les êtres s'organisent en lui comme dans la nature, c'est-à-dire d'euxmêmes et par une force que les combinaisons de son art ne remplacent pas'. Jonson n'a, pour la remplacer,

1. Alfred de Musset, préface de la Coupe et les Lèvres. Platon, Ion.

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