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que les craintes; les divisions, les dégoûts, les dépits n'y peuvent avoir aucune entrée.

Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leurs fronts couverts de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes ne pourraient pas même être émus; seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le monde mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage; mais leur joie n'a rien de folâtre, d'indécent ; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté : c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte : ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes. Jamais elle ne languit un instant: elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement. Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent à leurs pieds les molles délices, et les vaines grandeurs de leurs anciennes conditions qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années, où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls.

Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur comme un torrent de la Divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent qu'ils sont heureux, et ils sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des Dieux, ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur, une même félicité, qui fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels; et cependant mille et mille

siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable; ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir. (Télémaque, L. xix.)

LOUIS XII ET FRANÇOIS 1ER.

Louis. Mon cher cousin, dites-moi des nouvelles de la France; j'ai toujours aimé mes sujets comme mes enfants, j'avoue que j'en suis en peine. Vous étiez bien jeune en toute manière, quand je vous laissai la couronne. Comment avez-vous gouverné mon pauvre royaume ?

François. J'ai eu quelques malheurs; mais, si vous voulez que je vous parle franchement, mon règne a donné à la France bien plus d'éclat que le vôtre.

Louis. O Mon Dieu! c'est cet éclat que j'ai toujours craint. Je vous ai connu, dès votre enfance, d'un naturel à ruiner les finances, à hasarder tout pour la guerre, à ne rien soutenir avec patience, à renverser le bon ordre au dedans de l'État, et à tout gâter pour faire parler de vous.

François. C'est ainsi que les vieilles gens sont toujours prévenus contre ceux qui doivent être leurs successeurs; mais voici le fait : j'ai soutenu une horrible guerre contre Charles-Quint, empereur et roi d'Espagne ; j'ai gagné en Italie les fameuses batailles de Marignan contre les Suisses et de Cérisoles contre les Impériaux ; j'ai vu le roi d'Angleterre ligué avec l'Empereur contre la France, et j'ai rendu leurs efforts inutiles. J'ai cultivé les sciences. J'ai mérité d'être immortalisé par les gens de lettres. J'ai fait revivre le siècle d'Auguste au milieu de ma cour; j'y ai mis la magnificence, la politesse, l'érudition et la galanterie.

Avant moi, tout était grossier, pauvre, ignorant, gaulois; enfin je me suis fait nommer le père des lettres.

Louis. Cela est beau et je ne veux point en diminuer la gloire; mais j'aimerais mieux encore que vous eussiez été le père du peuple, que le père des lettres. Avez-vous laissé les Français dans la paix et dans l'abondance?

François. Non; mais mon fils, qui est jeune, soutiendra la guerre; et ce sera à lui à soulager enfin les peuples épuisés. Vous les ménagiez plus que moi; mais aussi vous faisiez faiblement la guerre.

Louis. Vous l'avez donc faite avec de grands succès ? Quelles sont vos conquêtes? Avez-vous pris le royaume de Naples ?

François. Non, j'ai eu d'autres expéditions à faire.

Louis. Du moins vous avez conservé le Milanais ?

François. Il m'est arrivé bien des accidents imprévus. Louis. Quoi donc ! Charles-Quint vous l'a enlevé ? Avez-vous perdu quelque bataille ? Parlez: vous n'osez

tout dire.

François. Je fus pris dans une bataille à Pavie.

Louis. Comment, pris! Hélas! en quel abîme s'est-il jeté par de mauvais conseils !

C'est donc ainsi que vous m'avez surpassé à la guerre ? Vous avez replongé la France dans les malheurs qu'elle souffrit sous le roi Jean. Pauvre France, que je te plains! Je l'avais bien prévu. Hé bien, je vous entends; il a fallu rendre des provinces entières, et payer des sommes immenses. Voilà à quoi aboutit ce faste, cette hauteur, cette témérité, cette ambition. Et la justice.... comment

va-t-elle ?

François. Elle m'a donné de grandes ressources; j'ai vendu les charges de magistrature.

Louis. Et les juges qui les ont achetées vendront à leur tour la justice. Mais tant de sommes levées sur le peuple ont-elles été bien employés pour lever et faire subsister les armées avec économie ?

François. Il en fallut une partie pour la magnificence de

ma cour.

Louis. Je parie que vos maîtresses y ont eu une plus grande part que les officiers d'armée, si bien donc que le peuple est ruiné, la guerre encore allumée, la justice vénale, la cour livrée à toutes les folies des femmes galantes, tout l'État en souffrance. Voilà ce règne si brillant qui a effacé le mien. Un peu de modération vous aurait fait bien plus d'honneur.

François. Mais j'ai fait plusieurs grandes choses qui m'ont fait louer comme un héros, on m'appelle le grand roi FRANÇOIS.

Louis. C'est-à-dire que vous avez été flatté pour votre argent, et que vous vouliez être héros aux dépens de l'État, dont la seule prospérité devait faire toute votre gloire.

François. Non, les louanges qu'on m'a données étaient sincères.

Louis. Hé! y a-t-il quelque roi si faible et si corrompu à qui on n'ait pas donné autant de louanges que vous en avez reçu? Donnez-moi le plus indigne de tous les princes, on lui donnera tous les éloges qu'on vous a donnés. Après cela, achetez des louanges par tant de sang et par tant de sommes qui ruinent un royaume !

François. Du moins j'ai eu la gloire de me soutenir avec constance dans mes malheurs.

Louis. Vous auriez mieux fait de ne vous mettre jamais dans le besoin de faire éclater cette constance. Le peuple n'avait que faire de cet héroïsme. Le héros ne s'est-il point ennuyé en prison?

François. Oui, sans doute, et j'achetai la liberté bien chèrement.

PRÉCEPTES.

(Dialogues.)

Le discours est la proposition développée et la proposition est le discours en abregé.

Un bon discours est celui où l'on ne peut rien retrancher sans couper dans le vif.

(Lettre sur l'éloquence.)

VERTOT.

VERTOT (RENE-AUBERT DE) naquit dans le pays de Caux le 25 novembre 1655. Encouragé par Fontenelle et l'abbé de Saint-Pierre, qui avaient remarqué en lui une aptitude particulière pour les travaux historiques, il publia en 1689 la Conjuration de Portugal, ouvrage plein d'intérêt qui mérita les éloges de madame de Sévigné et de Bossuet. L'Histoire des Révolutions de Suède parut en 1696; elle eut cinq éditions la première année, et fut traduite dans la plupart des langues de l'Europe. L'Histoire des Révolutions de la république romaine (1709), où l'on retrouva tout l'intérêt et le mouvement qui caractérisaient les premiers ouvrages de Vertot, et dont le style plus brillant était en même temps plus rapide et plus ferme, accrut encore sa réputation. Vertot composa en outre une Histoire de l'Ordre de Malte; cette production, qui n'a ni la chaleur ni l'éclat des premières, se sent de l'âge avancé où était parvenu l'auteur quand il la composa.

Vertot mourut à Paris le 15 juin 1735.

POMPÉE.

Pompée attirait sur lui, pour ainsi dire, les yeux de toute la terre. Il avait été général avant que d'être soldat, et sa vie n'avait été qu'une suite continuelle de victoires; il avait fait la guerre dans les trois parties du monde, et il en était toujours revenu victorieux. Il vainquit dans l'Italie Carinas et Carbon, du parti de Marius; Domitius dans l'Afrique; Sertorius, ou pour mieux dire, Perpenna dans l'Espagne ; les pirates de Cilicie sur la Méditerranée; et, depuis la défaite de Catilina, il était revenu à Rome, vainqueur de Mithridate et de Tigrane.

Par tant de victoires et de conquêtes, il était devenu plus grand que les Romains ne le souhaitaient, et qu'il n'avait osé lui-même l'espérer. Dans ce haut degré de gloire où la fortune l'avait conduit comme par la main, il crut qu'il était de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paraissait rarement en public; et, s'il sortait de sa maison, on le voyait toujours accompagné d'une foule de ses créatures, dont le cortége nombreux représentait

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