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rappelons à la vie un nombre infini de malheureux que leur cruauté est en possession de sacrifier à leurs moindres ressentiments pour les sujets les plus légers; en un mot, nous punissons les plus punissables de tous les hommes, également noircis des vices que la nature abhorre, et de ceux qu'elle ne souffre qu'avec pudeur.

"Ne craignons donc point de prendre l'épée d'une main et le flambeau de l'autre, pour exterminer ces misérables; et, quand nous verrons ces palais où l'impiété est sur le trône, brûlants d'un feu, plutôt feu du ciel que le nôtre; ces tribunaux, souillés tant de fois des larmes et de la substance des innocents, consumés par les flammes dévorantes; le soldat furieux, retirant ses mains fumantes du sang des méchants; la mort errante de toutes parts, et tout ce que la nuit et la licence militaire pourront produire de spectacles plus affreux, souvenons-nous alors, mes chers amis, qu'il n'y a rien de pur parmi les hommes; que les plus louables actions sont sujettes aux plus grands inconvénients; et qu'enfin, au lieu des diverses fureurs qui désolaient cette malheureuse terre, les désordres de la nuit prochaine sont les seuls moyens d'y faire régner à jamais la paix, l'innocence et la liberté."

(Conjuration contre Venise.)

LA BRUYÈRE.

LA BRUYÈRE (JEAN DE) naquit près de Dourdan en 1644. Son existence paisible, ses habitudes modestes ont dérobé aux regards des biographes la vie de cet homme célèbre, qui ne s'est fait connaître que par ses ouvrages. On sait seulement que c'est à la recommandation de Bossuet qu'il fut placé auprès du duc de Bourgogne pour lui enseigner l'histoire. En traduisant les Caractères de Théophraste, La Bruyère conçut la pensée d'exécuter un ouvrage du même genre qui fût le tableau neuf et animé des mœurs de son temps; et le livre qu'il composa sous ce titre, les Caractères et les mœurs de ce siècle, parut en 1687. Cet ouvrage, dont le succès fut immense, est resté depuis près de deux cents ans l'objet de l'admiration des philosophes et des gens de goût.

Là Bruyère entra à l'Académie en 1693 et mourut à Versailles en 1696 d'une attaque d'apoplexie.

CLITON, OU L'HOMME NÉ POUR LA DIGESTION.

Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion; il n'a de même qu'un entretien; il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le fruit et les assiettes: il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point: il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller: on ne reverra plus un homme qui mange tant, et qui mange si bien; aussi est-il l'arbitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à manger le jour qu'il est mort. Quelque part qu'il soit, il mange, et, s'il revient au monde, c'est pour manger.

LE COURTISAN.

N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui s'est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? nomme plus chaque chose par son nom: il n'y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d'impertinents. Celui

Il ne

dont il lui échapperait de dire ce qu'il en pense, est celuilà même qui, venant à le savoir, l'empêcherait de cheminer.

Pensant mal de tout le monde, il n'en dit de personne, ne voulant du bien qu'à lui seul, il veut persuader qu'il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins ne lui soit contraire. Non content de n'être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit : la vérité blesse son oreille: il est froid et indifférent sur les observations que l'on fait sur la cour et sur le courtisan ; et, parce qu'il les a entendues, il s'en croit complice et responsable.

Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue, et des distractions fréquentes; il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu'a fait ou ce qu'a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique : il a des formules de compliment pour l'entrée et pour la sortie, à l'égard de ceux qu'il visite, ou dont il est visité; et il n'y a personne de ceux qui se paient de mines et de façons de parler, qui ne sorte d'avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures; il est médiateur, confident, entremetteur; il veut gouverner, il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour: il sait où il faut se placer pour être vu; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires; et, pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet, ou, s'il survient quelqu'un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance; il pleure d'un œil, et il rit de l'autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée : il se tait au contraire, et fait le mystérieux, sur ce qu'il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu'il ne sait point.

FENELON.

FENELON (FRANÇOIS DE SALIGNAC DE LAMOTTE) naquit le 5 août 1651 au château de Fénelon en Périgord. Il reçut les ordres sacrés au séminaire de Saint-Sulpice. Pendant dix années il fit l'éducation religieuse des jeunes filles nouvellement converties, et cet enseignement lui inspira son premier ouvrage, le Traité de l'éducation des filles. Chargé de convertir les protestants du Poitou, il s'acquitta de cette mission difficile avec une douceur qui contribua autant que son éloquence à ramener ceux que la violence n'eût fait qu'irriter. En 1689, il fut nommé précepteur du duc de Bourgogne; personne n'ignore quelle habileté déploya Fénelon dans cette tâche difficile. Louis XIV, qui l'aimait peu, l'en récompensa cependant en le nommant, en 1694, archevêque de Cambray. Divisé d'opinion avec Bossuet sur la meilleure manière d'aimer Dieu, Fénelon vit son livre intitulé Maxime des saints condamné par le pape Innocent XII; et sans murmurer de cette condamnation, il publia un mandement dans lequel il abjurait humblement ses erreurs. Le poëme de Télémaque, (1699) un des ouvrages les plus remarquables d'un siècle qui produisit tant de chefs-d'œuvre, ne put obtenir grâce aux yeux de Louis XIV, qui crut y remarquer des allusions injurieuses pour lui; mais les suffrages de la France entière durent consoler l'auteur de cette injuste disgrâce. Fénelon, retiré dans son diocèse, composa encore des Dialogues des morts, des Dialogues sur l'éloquence, et un Traité sur l'existence de Dieu.

Fénelon mourut en 1715 à l'âge de soixante-quatre ans. Il avait été admis à l'Académie en 1693.

FÉLICITÉ DES ROIS JUSTES DANS LES CHAMPS ÉLYSÉES.

Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux, et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leurs doux chants; on voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres. Là jamais on ne ressentit les ardeurs de la canicule; là

:

jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix le jour n'y finit point, et la nuit avec ses sombres voiles y est inconnue : une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité. C'est d'elle seule que les hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux, et elle y entre elle les pénètre, et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous; ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer; ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir; car le goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur. Tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre : toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au-dehors: ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances même qui coûtent souvent autant de peines

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