Page images
PDF
EPUB

SONGE D'ATHALIE.

Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge :
Je l'évite partout: partout il me poursuit.
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ;
Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée
Comme au jour de sa mort pompeusement parée;
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage
Pour réparer des ans l'irréparable outrage:
"Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi,
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille." En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser,

Et moi je lui tendais les mains pour l'embrasser;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante,
Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus;
Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste,
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste,
J'ai senti tout-à coup un homicide acier,
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d'objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage ;
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,
Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur ;
Mais de ce souvenir mon âme possédée
A deux fois en dormant, revu la même idée ;

Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie,
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie,

Et chercher du repos au pied de ses autels;
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels!
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée :
J'ai cru que des présents calmeraient son courroux,
Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux.
Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.

J'entre le peuple fuit; le sacrifice cesse

Le grand-prêtre vers moi s'élance avec fureur;
Pendant qu'il me parlait, ô surprise! ô terreur!
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée,
Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée;
Je l'ai vu: son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.
C'est lui-même : il marchait à côté du grand-prêtre.
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître.

(Athalie, act. 11, sc. 5.)

REGNARD.

REGNARD (JEAN-FRANÇOIS) naquit à Paris le 8 février 1655. Il est regardé comme le premier de nos poètes comiques après Molière ; mais la distance qui les sépare est telle qu'il n'est pas impossible qu'il soit dépossédé un jour du rang qu'il occupe. La jeunesse de Regnard fut très aventureuse; ce n'est qu'à vingt-sept ans que, dégoûté des voyages, il se fixa à Paris. Il travailla d'abord pour le théâtre Italien, puis pour la scène française, où il fit représenter le Joueur, le Distrait, les Folies amoureuses, les Ménechmes, qu'il dédia à Boileau, le Légataire universel et quelques autres ouvrages, qui tous furent applaudis et seront vus en tous les temps avec plaisir.

Regnard brille plus par la gaîté que par le véritable comique. Presque toutes ses pièces manquent d'une moralité profonde, à l'exception du Joueur, son chef-d'œuvre ; mais son dialogue, toujours naturel, animé

et piquant, est semé de tant de saillies heureuses, d'un si grand nombre de traits enjoués et plaisants, que subjugué par son esprit, on ne s'aperçoit pas qu'il amuse le plus souvent aux dépens de la raison.

Regnard mourut le 4 septembre 1709 près de Dourdan.

Le voici.

VALERE ET HECTOR.

HECTOR.

Ses malheurs sur son front sont écrits:

Il a tout le visage et l'air d'un premier pris.

VALÈRE.

Non, l'enfer en courroux, et toutes ses furies,
N'ont jamais exercé de telles barbaries;
Je te loue, ô destin, de tes coups redoublés;

Je n'ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés ?
Pour assouvir encor la fureur qui t'anime,

Tu ne peux rien sur moi: cherche une autre victime.

Il est set.

HECTOR, à part.

VALÈRE.

De serpents mon cœur est dévoré ;
Tout semble en un moment contre moi conjuré.
(Il prend Hector à la cravate.)
Parle. As-tu jamais vu le sort et son caprice
Accabler un mortel avec plus d'injustice,
Le mieux assassiner? Perdre tous les paris ;
Vingt fois le coupe-gorge, et toujours premier pris!
Réponds-moi donc, bourreau!

HECTOR.

Mais ce n'est pas ma faute.
VALÈRE.

As-tu vu de tes jours trahison aussi haute?
Sort cruel! ta malice a bien su triompher:
Et tu ne me flattais que pour mieux m'étouffer.
Dans l'état où je suis je puis tout entreprendre;
Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

HECTOR.

Heureusement pour vous, vous n'avez pas un sou
Dont vous puissiez, monsieur, acheter un licou.
Voudriez-vous souper?

VALÈRE.

Que la foudre t'écrase!

Ah! charmante Angélique, en l'ardeur qui m'embrase, A vos seules bontés je veux avoir recours :

Je n'aimerai que vous; m'aimeriez-vous toujours ?
Mon cœur, dans les transports de sa fureur extrême,
N'est point si malheureux, puisqu'enfin il vous aime.
HECTOR, à part.

Notre bourse est à fond; et, par un sort nouveau,
Notre amour recommence à revenir sur l'eau.

VALÈRE.

Calmons le désespoir où la fureur me livre :
Approche ce fauteuil.

(Hector approche un fauteuil.)

VALERE, assis.

Va me chercher un livre.

HECTOR.

Quel livre voulez-vous lire en votre chagrin ?

VALÈRE.

Celui qui te viendra le premier sous la main;
Il m'importe peu, prends dans ma bibliothèque.
HECTOR sort, et rentre, tenant un livre.

[blocks in formation]

Hé, vous n'y pensez pas !

Je n'ai lu de mes jours que dans des almanachs.

Ouvre, et lis au hasard.

VALÈRE.

HECTOR.

Je vais le mettre en pièces.
VALÈRE.

Lis donc.

HECTOR.

"Chapitre VI. Du mépris des richesses. La fortune offre aux yeux des brillants mensongers, Tous les biens d'ici-bas sont faux et passagers; Leur possession trouble, et leur perte est légère : Le sage gagne assez quand il peut s'en défaire." Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,

Il avait, comme vous, perdu tout son argent.

VALERE, se levant.

Vingt fois le premier pris! Dans mon cœur il s'élève (Il s'assied.)

Des mouvements de rage... Allons, poursuis, achève.

HECTOR.

N'ayant plus de maîtresse, et n'ayant pas un sou,
Nous philosopherons maintenant tout le saoul.

VALÈRE.

De mon sort désormais vous serez seul arbitre,
Adorable Angélique... Achève ton chapitre.

"Que faut-il..."

HECTOR.

VALÈRE.

Je bénis le sort et ses revers, Puisqu'un heureux malheur me rengage en vos fers. Finis donc.

HECTOR.

“Que faut-il à la nature humaine ? "Moins on a de richesse, et moins on a de peine : "C'est posséder les biens que savoir s'en passer." Que ce mot est bien dit! et que c'est bien penser ! Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme. Était-il de Paris?

« PreviousContinue »