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par miracle, trois esprits excellents, trois génies diversement doués, mais tous les trois d'un goût naïf et pur, d'une parfaite simplicité, d'une abondance heureuse, nourris des grâces et des délicatesses indigènes, et destinés à ouvrir un âge brillant de gloire où nul ne les a surpassés. Molière, La Fontaine et madame de Sévigné appartiennent à une génération littéraire, qui précéda celle dont Racine èt Boileau furent les chefs, et ils se distinguent de ces derniers par divers traits qui tiennent à la fois à la nature de leur génie et à la date de leur venue. On sent que, par tournure d'esprit comme par position, ils sont bien plus voisins de la France d'avant Louis XIV, de la vieille langue et du vieil esprit français; qu'ils y ont été bien plus mêlés par leur éducation et leurs lectures, et que, s'ils sont moins appréciés des étrangers que certains écrivains postérieurs, ils le doivent précisément à ce qu'il y a de plus intime, de plus indéfinissable et de plus charmant pour nous dans leur accent et leur manière. Si donc aujourd'hui, et avec raison, l'on s'attache à réviser et à remettre en question beaucoup de jugements rédigés, il y a quelque vingt ans, par les professeurs d'Athénée; si l'on déclare impitoyablement la guerre à beaucoup de renommées surfaites, on ne saurait en revanche trop vénérer et trop maintenir ces écrivains immortels, qui, les premiers, ont donné à la littérature française son caractère d'originalité, et lui ont assuré jusqu'ici une physionomie unique entre toutes les littératures. Molière a tiré du spectacle de la vie, du jeu animé des travers, des vices et des ridicules humains, tout ce qui se peut concevoir de plus fort et de plus haut en poésie. La Fontaine et madame de Sévigné, sur une scène moins large, ont eu un sentiment si fin et si vrai des choses et de la vie de leur temps, chacun à sa manière, La Fontaine plus rapproché de la nature, madame de Sévigné plus mêlée à la société; et ce sentiment exquis, ils l'ont tellement exprimé au vif dans leurs écrits, qu'ils se trouvent placés sans effort à côté et fort peu au-dessous de leur illustre contemporain. (Critiques et Portraits littéraires.)

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* MARIE-AURORE DUPIN, fille d'un officier supérieur de l'empire, est née au château de Nohant (Berry), vers 1804. Après avoir fait son éducation à Paris, elle revint en province et se trouvant orpheline, sans guide et maîtresse d'une fortune assez considérable, elle se laissa marier au comte DUDEVANT. Cette union mal assortie fut rompue brusquement en 1828. Mme. Dudevant vint demeurer à Paris, et ne tarda point à s'y faire connaître comme littérateur. Sous le nom de George Sand, elle publia Indiana, Valentine, Lélia, romans d'un style admirable, mais dont la lecture est interdite à la jeunesse. Puis, elle donna André, Simon, Mauprat et enfin les Lettres d'un Voyageur et les Lettres à Marcie. Dans ces deux derniers ouvrages G. Sand est non seulement un magnifique écrivain, mais un grand poète, plein d'imagination et de vérité ou d'une résignation touchante et toute religieuse. Depuis quelques années G. Sand semble avoir renoncé aux œuvres de pure inspiration, pour se faire l'avocat des doctrines socialistes et humanitaires qui sont en vogue aujourd'hui: son talent ne peut qu'y perdre et sa réputation de poète aussi.

LE BERRY.

La partie sud-est du Berry renferme quelques lieues d'un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse, dans la direction de Paris à Clermont, étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui avoisinent; mais à celui qui cherchant l'ombre et le silence, s'enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révèleraient de frais et calmes paysages, des prairies d'un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques, silencieux, des massifs d'aunes et de frênes, toute une nature suave, naïve et pastorale. En vain chercherait-il dans le rayon de plusieurs lieues une maison d'ardoises ou de moëllons. A peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d'un toit de chaume; et s'il apercevait derrière les noyers de la colline la flèche d'une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait une campanille de tuiles ron

gées par la mousse, douze maisonnettes éparses, entourées de leurs vergers et de leur chènevière, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d'un arpent carré, fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le pays.

Rien n'égale le repos de ces campagnes ignorées; là n'ont pénétré ni le luxe, ni les arts, ni la manie savante des recherches, ni le monstre à cent bras qu'on appelle industrie. Les révolutions s'y sont à peine fait sentir; et la dernière guerre dont le sol garde une imperceptible trace, c'est celle des huguenots contre les catholiques; encore la tradition en est restée si incertaine et si pâle, que, si vous interrogiez les habitans, ils vous répondraient que ces choses se sont passées il y au moins deux mille ans; car la principale vertu de cette race de cultivateurs, c'est l'insouciance en matière d'antiquités. Vous pouvez parcourir ses domaines, prier devant ses saints, boire à ses puits, sans jamais courir le risque d'entendre la chronique féodale obligée ou la légende miraculeuse de rigueur. Le caractère grave et silencieux du paysan, n'est pas une des moindres spécialités de cette contrée. Rien ne l'émeut, rien ne l'étonne, rien ne l'attire; votre présence fortuite dans son sentier ne lui fera pas détourner la tête; et si vous lui demandez le chemin de telle ville ou de telle ferme, toute sa réponse consistera dans un sourire de complaisance, pour vous prouver qu'il n'est pas dupe de votre facétie. Le paysan du

Berry ne conçoit pas qu'on marche sans bien savoir où l'on va. A peine son chien daignera-t-il aboyer après vous ; ses enfans se cacheront derrière la haie pour échapper à vos regards ou à vos questions, et le plus petit d'entre eux, s'il n'a pu suivre ses frères en déroute, se laissera tomber de peur dans le fossé en criant de toutes ses forces. Mais la figure la plus impassible sera celle d'un grand bœuf blanc, doyen inévitable de tous les pâturages, qui, vous regardant fixement du milieu du buisson, semblera tenir en respect toute la famille moins grave et moins bienveillante des taureaux effarouchés.

A part cette première froideur à l'abord de l'étranger, le laboureur de ce pays est bon et hospitalier, comme ses ombrages paisibles, comme ses prés aromatiques.

* LA GRAND' BÊTE.

(Valentine.)

Il arriva bientôt à la chapelle de Saint-Sylvain: c'était une masure abandonnée depuis long temps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres et projetait des lueurs obliques et tremblantes, sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l'obscurité, et Joseph se défendit mal d'une certaine impression désagréable, en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur; mais son éducation rustique lui avait laissé malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s'y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la grand' bête dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La grand' bête apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l'effroi de famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c'est avec bien de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner; car les balles de fusil ne l'atteignent point et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme, est d'un aspect indéfinissable : plusieurs l'ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu'elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement

qu'elle change de stature à volonté. Dans l'espace de quelques instants, elle passe de la taille d'une chèvre à celle d'un lapin, et de celle d'un loup à celle d'un bœuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chèvre, ni un bœuf, ni un loup, ni un chien enragé, c'est la grand' bête; c'est le fléau des campagnes, la terreur des habitants et le triste présage d'une prochaine épidémie parmi les bestiaux.

Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes; mais s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.

Soudain un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède, dont la longue face pâle semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouline blanche à demi sauvage, qui était venue là pour paître l'herbe autour des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.

(André.)

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