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ne peut plus régner ici qu'une cour dorénavant; les grands et les sénats sont anéantis.

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- Et voilà donc ce prétendu grand homme, reprit Milton; qu'a-t-il voulu faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il détruit les bases de votre monarchie?

Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment et non pour l'avenir; il a continué l'œuvre de Louis XI.

L'Anglais se prit à rire.

-Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre marche.

Cet homme a ébranlé ce qu'il devait

soutenir, et on l'admire! Je plains votre nation.

- Ne la plaignez pas, s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais un peuple se renouvelle. Celui-ci, Monsieur, est doué d'une immortelle énergie que rien ne peut éteindre; souvent son imagination l'égarera, mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres même, d'où elle sortira peut-être.

Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment.

-Oui, Monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les cœurs français, et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon Roi; qui sait quel autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci; qui sait jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple; qui sait si, au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à l'Orient ?

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Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même. Je le comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous gouverne. L'amour du

pouvoir est bien puéril, et cet homme en est dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible, il est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie? Non, non. Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion humaine, du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris tout entier? Je vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se nomme Cromwell.

(Cinq-Mars.)

*BALZAC.

* BALZAC (HONORÉ DE), qui n'est point un descendant de Guez de Balzac, est né à Tours le 20 Mai 1799. Après avoir fait ses études à Paris, il publia de 1821 à 1827 une grande quantité de romans qui n'obtinrent aucun succès. Le commerce de libraire-imprimeur ne lui réussit pas mieux; malgré ses chutes et ses dettes, M. de Balzac n'en persista pas moins dans la carrière des lettres et publia une foule de romans qui lui ont valu le surnom du plus fécond de nos romanciers. Les Scènes de la Vie de Province forment la meilleure partie des ouvrages trop nombreux de cet écrivain, qui manque souvent de naturel et de simplicité, mais qui se distingue toujours par la verve, l'esprit et une facilité prodigieuse.

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Dans l'année 1825, Grandet, sentant le poids des infirmités, fut forcé d'initier sa fille aux secrets de sa fortune territoriale et lui dit, en cas de difficultés, de s'en rapporter à Cruchot, le notaire, dont il avait éprouvé la probité. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l'âge de 79 ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. M. Grandet fut condamné par M. Bergerin.

En pensant qu'elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement le dernier anneau d'affection qui la liait à la société.... Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux père dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement; aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie.

Dès le matin, il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or; puis il restait là sans mouvement, mais il regardait, et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour.

Puis il se réveillait de sa stupeur apparente, au jour et à l'heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Alors, il agitait son fauteuil à roulettes, jusqu'à ce qu'il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu'elle plaçât, en secret, elle-même, les sacs d'argent les uns sur les autres, à ce qu'elle fermât la porte. Puis, il revenait à sa place, silencieusement, aussitôt qu'elle lui avait rendu la précieuse clef toujours placée dans la poche de son gilet, et qu'il tâtait de temps en temps.

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Enfin arrivèrent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à soi et roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait à Nanon, sa gouvernante: Serre, serre ça, pour qu'on ne me le vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s'était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors, en disant à sa fille :

-Y sont-ils ? y sont-ils? d'un son de voix qui dénotait

une sorte de peur panique.

-Oui, mon père.

-Veille à l'or, mets de l'or devant moi!

Alors Eugénie lui étendait des louis sur une petite table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur

les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.

-Cela me réchauffe, disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.

Lorsque le curé de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent : il les regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Puis, lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil, pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie qu'il ne voyait pas, quoiqu'elle fût agenouillée devant lui, et baignât de ses larmes une main déjà froide.

-Mon père, bénissez-moi !

-Aie bien soin de tout; tu me rendras compte de ça làbas, dit-il.......

Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu'elle possédait quatre cent mille livres de rente en biens-fonds, dans l'arrondissement de Saumur, deux centcinquante mille francs en trois pour cent acquis à soixanteun francs, et qui valaient alors soixante-dix-sept francs; plus, trois millions en or, et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L'estimation totale de ses biens allait à vingt millions.

(Eugénie Grandet.)

L'USURIER.

Saisirez-vous bien sa figure pâle et blafarde à laquelle je voudrais que l'Académie me permît de donner le nom de face lunaire, et qui ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés, et d'un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de M. de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d'une fouine, ses petits yeux n'avaient presque point de cils, et craignaient la lumière, dont ils étaient garantis par l'abat

jour d'une vieille casquette verte. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l'eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d'un ton doux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème: on ne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps, ou s'il avait ménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu'au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l'heure de son lever jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d'une pendule. C'était, en quelque sorte, un homme modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez

un cloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort; de même, cet homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. A l'imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Vers le soir, l'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était content de sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaîté, car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet de ses muscles. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative; voilà le voisin dont le hasard m'avait gratifié dans la maison que j'habitais, rue des Grès. Cette maison, qui n'a pas de cour, est humide et sombre; les appartements ne tirent leur jour que de la rue. А се triste aspect, la gaîté d'un fils de famille expirait avant qu'il n'entrât chez mon voisin. Le seul être avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi. Il venait me demander du feu, m'empruntait un livre, un journal, et me per

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