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reau, carrière à laquelle on le destinait. Ayant perdu, très jeune encore, son père et sa mère, maître d'un revenu patrimonial suffisant, il se lança dans la petite littérature dramatique et ne tarda point à s'y faire un nom. Depuis 1820, M. Scribe est considéré comme le plus fécond et le plus spirituel de nos vaudevillistes. Après avoir introduit en France la comédie mixte, le drame bourgeois et sentimental, il a voulu briller dans une sphère plus élevée et a donné un assez grand nombre d'ouvrages en 5 actes parmi lesquels nous distinguerons le Mariage d'argent, Bertrand et Raton, la Camaraderie, le Verre d'eau etc. Son Théâtre, qui n'est pas sans défauts importants, nous paraît néanmoins destiné à survivre à notre époque, parce qu'il en est le résumé le plus exact et le plus complet.

M. Scribe a été reçu à l'Académie, en 1836. Outre ses compositions dramatiques, on lui doit encore plusieurs volumes de charmantes Nouvelles.

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LE PRIX DE LA VIE.

Joseph, ouvrant la porte du salon, vint nous dire que la chaise de poste était prête. Ma mère et ma sœur se jetèrent dans mes bras. "Il en est temps encore, me disaientelles, renonce à ce voyage, reste avec nous.—Ma mère, je suis gentilhomme, j'ai vingt ans, il faut qu'on parle de moi dans le pays! que je fasse mon chemin, soit à l'armée, soit à la cour Et quand tu seras parti, Bernard, que deviendraije ?-Vous serez heureuse et fière en apprenant les succès de votre fils.-Et si tu es tué dans quelque bataille ?—Qu'importe! qu'est-ce que la vie? est-ce qu'on y songe? On ne songe qu'à la gloire quand on a vingt ans et qu'on est gentilhomme. Et me voyez-vous, ma mère, revenir près de vous, dans quelques années, colonel ou maréchal-de-camp, ou bien avec une belle charge à Versailles?

-"Eh bien! qu'en arrivera-t-il ?—Il arrivera que je serai ici respecté et considéré.-Et après ?-Que chacun m❜ôtera son chapeau.-Et après ?—que j'épouserai ma cousine Henriette, que je marierai mes jeunes sœurs et que nous vivrons tous avec vous, tranquilles et heureux dans mes terres de Bretagne.—Et qui t'empêche de commencer dès aujourd'hui ? Ton père ne nous a-t-il pas laissé la plus belle fortune du pays? y a-t-il, a dix lieues à la ronde, un plus

riche domaine et un plus beau château que celui de la Roche-Bernard? N'y es-tu pas considéré de tes vassaux ? Un seul manque-t-il, quand tu traverses le village, à t'ôter son chapeau? Ne nous quitte pas, mon fils; reste près de tes amis, près de tes sœurs, près de ta vieille mère, qu'au retour peut-être tu ne retrouveras plus. Ne va pas dépenser en vaine gloire ou abréger, par des soucis et des tourments de toute espèce, des jours qui déjà s'écoulent si vite : la vie est une douce chose, mon fils, et le soleil de Bretagne est si beau!"-En me disant cela, elle me montrait par les fenêtres du salon les belles allées de mon parc, les vieux marronniers en fleurs, les lilas, les chèvrefeuilles dont le parfum embaumait les airs et dont la verdure étincelait au soleil.

Dans l'antichambre se tenait le jardinier avec toute sa famille. Tristes et silencieux, eux aussi semblaient me dire: ne partez pas, notre jeune maître, ne partez pas! Hortense, ma sœur aînée, me serrait dans ses bras, et Amélie, ma petite sœur, qui était dans un coin du salon occupée à regarder les gravures des fables de La Fontaine, s'était approchée de moi en me présentant le livre: "Lisez, lisez, mon frère, me disait-elle en pleurant...." C'était la fable des Deux Pigeons!... Je me levai brusquement, je les repoussai tous." J'ai vingt ans, je suis gentilhomme; il me faut de l'honneur, de la gloire....laissez-moi partir." Et je m'élançai dans la cour. J'allais monter dans la chaise de poste, lorsqu'une femme parut sur le perron de l'escalier. C'était Henriette! elle ne pleurait pas, elle ne prononçait pas une parole; mais pâle et tremblante, elle se soutenait à peine. De son mouchoir blanc, qu'elle tenait à la main, elle me fit un dernier signe d'adieu; puis tomba sans connaissance. Je courus à elle, je la relevai, je la serrai dans mes bras, je lui jurai amour pour la vie; et au moment où elle revenait à elle, la laissant aux soins de ma mère et de ma sœur, je courus à ma voiture sans m'arrêter, sans retourner la tête. Si j'avais regardé Henriette, je ne serais point parti.-Quelques minutes après, la chaise de poste roulait sur la grande

route.

Pendant long-temps je ne pensai qu'à Henriette, à mes

sœurs, à ma mere et à tout le bonheur que je laissais derrière moi; mais ces idées s'effaçaient à mesure que les tourelles de la Roche-Bernard se dérobaient à ma vue, et bientôt des rêves d'ambition et de gloire s'emparèrent seuls de mon esprit. Que de projets! que de châteaux en Espagne! que de belles actions je me créais dans ma chaise de poste! Richesses, honneurs, dignités, succès en tous genres, je ne me refusais rien; je méritais et je m'accordais tout; enfin, m'élevant en grade à mesure que j'avançais en route, j'étais duc et pair, gouverneur de province et maréchal de France, quand j'arrivai le soir à mon auberge.

La voix de mon domestique, qui m'appelait modestement M. le chevalier, me força seule de revenir à moi et d'abdiquer. Le lendemain et les jours suivants, mêmes rêves, car mon voyage était long. Je me rendais aux environs de Sedan, chez le duc de C***, ancien ami de mon père et protecteur de ma famille. Il devait m'emmener avec lui à Paris, où il était attendu prochainement; il devait me présenter à Versailles et me faire obtenir une compagnie de dragons. J'arrivai le soir à Sedan, et ne pouvant pas, à l'heure qu'il était, me rendre au château de mon protecteur, je remis ma visite au lendemain et j'allai loger aux Armesde-France, le plus bel hôtel de la ville et le rendez-vous ordinaire de tous les officiers, car Sedan est une ville de garnison, une place forte; les rues ont un aspect guerrier, et les bourgeois même une tournure martiale qui semble dire aux étrangers: nous sommes compatriotes du grand Tu

renne.

Je soupai à table d'hôte, et je demandai le chemin qu'il fallait suivre pour me rendre le lendemain au château du duc de C***, situé à trois lieues de la ville. Tout le monde vous l'indiquera, me dit-on; il est assez connu dans le pays. C'est dans le château qu'est mort un grand guerrier, un homme célèbre, le maréchal Fabert.-Et la conversation tomba sur le maréchal Fabert: entre jeunes militaires, c'était tout naturel. On parla de ses batailles, de ses exploits, de sa modestie qui lui fit refuser les lettres de noblesse et le collier de ses ordres que lui offrait Louis XIV

On parla surtout de l'inconcevable bonheur qui, de simple soldat, l'avait fait parvenir au rang de maréchal de France, lui homme de rien et fils d'un imprimeur.-C'était le seul exemple qu'on pouvait citer alors d'une pareille fortune qui, du vivant même de Fabert, avait paru si extraordinaire que le vulgaire n'avait pas craint d'assigner à son élévation des causes surnaturelles. On disait qu'il s'était occupé dès son enfance de magie, de sorcellerie, qu'il avait fait un pacte avec le diable. Et notre aubergiste qui, à la bêtise d'un Champenois, joignait la crédulité de nos paysans bretons, nous attesta avec un grand sang-froid qu'au château du duc de C***, 'où Fabert était mort, on avait vu un homme noir que personne ne connaissait, pénétrer dans sa chambre et disparaître, emportant avec lui l'âme du maréchal qu'il avait autrefois achetée et qui lui appartenait; et que même maintenant encore, dans le mois de mai, époque de la mort de Fabert, on voyait apparaître le soir une petite lumière portée par l'homme noir. Ce récit égaya notre dessert, et nous bûmes une bouteille de vin de Champagne au démon familier de Fabert, en le priant de vouloir bien aussi nous prendre sous sa protection et nous faire gagner quelques batailles comme celles de Collioure et de La Marfée.

Le lendemain je me levai de bonne heure, et je me rendis au château du duc de C***, immense et gothique manoir, qu'en tout autre moment je n'aurais peut-être pas remarqué, mais que je regardais, j'en conviens, avec une curiosité mêlée d'émotion, en me rappelant le récit que nous avait fait la veille l'aubergiste des Armes-de-France.

Le valet à qui je m'adressai me répondit qu'il ignorait si son maître était visible et surtout s'il pouvait recevoir. Je lui donnai mon nom, et il sortit en me laissant seul dans une espèce de salle d'armes, décorée d'attributs de chasse et de portraits de famille.

Cette

J'attendis quelque temps et l'on ne venait pas. carrière de gloire et d'honneur que j'avais rêvée commence donc par l'antichambre! me disais-je; et, solliciteur mécontent, l'impatience me gagnait. J'avais déjà compté deux ou trois fois tous les portraits de famille et toutes les pou

tres du plafond, lorsque j'entendis un léger bruit dans la boiserie. C'était une porte mal fermée que le vent venait d'entr'ouvrir. Je regardai et j'aperçus un fort joli boudoir éclairé par deux grandes croisées et une porte vitrée quidonnaient sur un parc magnifique. Je fis quelques pas dans cet appartement et je m'arrêtai à la vue d'un spectacle qui d'abord n'avait point frappé mes yeux. Un homme, le dos tourné à la porte par laquelle je venais d'entrer, était couché sur un canapé. Il se leva et, sans m'apercevoir, courut brusquement à la croisée. Des larmes sillonnaient ses joues, un profond désespoir paraissait empreint dans tous ses traits. Il resta quelque temps immobile et la tête cachée dans ses mains; puis il commença à se promener à grands pas dans l'appartement. J'étais alors près de lui;-il m' aperçut et tressaillit. Moi-même, désolé et tout étourdi de mon indiscrétion, je voulais me retirer en balbutiant quelques mots d'excuse. Qui êtes-vous? que voulez-vous ? me dit-il d'une voix forte et me retenant par le bras.-Je suis le chevalier Bernard de la Roche-Bernard, et j'arrive de Bretagne....Je sais, je sais, me dit-il. Et il se jeta dans mes bras, me fit asseoir à côté de lui, me parla vivement de mon père et de toute ma famille, qu'il connaissait si bien que je ne doutai point que ce ne fût le maître du château.-Vous êtes M. C***, lui dis-je.-Il se leva, et me regardant avec exaltation, il me répondit: Je l'étais, je ne le suis plus, je ne suis plus rien ! Et voyant mon étonnement, il s'écria: Pas un mot de plus, jeune homme; ne m'interrogez pas.-Si, monsieur, j'ai été témoin, sans le vouloir, de votre chagrin et de votre douleur, et si mon dévouement et mon amitié peuvent y apporter quelque adoucissement.....—Oui, oui, vous avez raison; non que vous puissiez rien changer à mon sort, mais vous recevrez du moins mes dernières volontés et mes derniers vœux: c'est le seul service que j'attends de vous.

Il alla fermer la porte et revint s'asseoir près de moi, qui, ému et tremblant, attendais ses paroles; elles avaient quelque chose de grave et de solennel; sa physionomie surtout avait une expression que je n'avais encore vue à personne. Ce front que j'examinais attentivement semblait marqué par

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