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ôter tout espoir de l'amener jamais au rôle de Monck.

On ne doutait nullement que Bonaparte ne voulût rendre la France grande et prospère, et qu'il n'eût les moyens d'atteindre ce double but de son ambition; mais que nous préparait-il sous le rapport de la liberté? La manière hardie avec laquelle il s'occupait d'établir son pouvoir, l'ascendant qu'il prenait, les discours qui se tenaient autour de lui, les imprudences de Lucien, qui semblait être l'écho fidèle des intentions de son frère, résolu à supprimer les deux conseils et leur tribune, répandaient de graves inquiétudes parmi les crédules complices du 18 brumaire. Aussi la commission du conseil des Cinq-Cents se hâtait-elle d'achever de rédiger la constitution, et Sieyès, qui dirigeait tout ce travail, croyait toucher au moment d'imposer sa création législative à la France, lorsque Bona parte, qui voulait connaître ce qu'on lui préparait et mettre la main à l'œuvre attendue, convoqua les deux commissions chez lui, au Luxembourg. Tout le monde réuni, malgré quelques murmures qui n'osèrent éclater devant le maître, Sieyès, cédant à l'invitation de Bonaparte, se mit à développer ses idées avec un rare talent; il obtint beaucoup de succès le premier consul lui-même loua le travail : « C'est très beau, dit-il; cependant on peut trouver des objections à ce système. Il faut se donner le temps d'y réfléchir; à demain. » Et la séance fut levée au grand mécontentement de l'auteur, qui croyait entraîner son collègue dans une discussion épineuse à laquelle celui-ci n'était point préparé.

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A la séance suivante, Bonaparte insista beaucoup plus pour agrandir le pouvoir et lui assurer l'indépendance, que pour donner au peuple des garanties de liberté. Quand il fut question de rédiger, « Citoyen Daunou, dit Bonaparte, allons, prenez la plume. Mettez vous là.» Daunou s'en défendit; mais il fallut se rendre. Alors commença la discussion, dans laquelle les idées de Bo

DISCUSSION SUR LA CONSTITUTION.

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naparte, présentées d'une manière précise et avec cette force que donne une ferme volonté, dominèrent toujours; il avait peine à souffrir la contradiction. Un jour même, il s'emporta au point de dire à Mathieu : « Votre discours est un discours de club!» Le député se tut, mais l'apostrophe avait déplu généralement. Bonaparte saisit à propos l'occasion de revenir à Mathieu, et de s'excuser de sa vivacité.

Sieyès, l'esprit encore tout occupé du résultat des élections, dans lesquelles les royalistes et les révolutionnaires avaient dominé tour à tour et amené de perpétuelles agitations dans l'État, n'avait trouvé d'autre expédient que d'ôter au peuple l'élection directe, et de le réduire à dresser des listes de candidats parmi lesquelles un sénat appelé conservateur nommerait les membres du premier corps de l'État : c'était presque désintéresser le peuple dans la question de la liberté. Justement mécontent de ce mépris de ses droits, pouvait-il regarder encore autrement que comme une dérision ce Corps-législatif, composé de muets qui ne pouvaient pas même délibérer en secret? Bonaparte avait conçu dès long-temps de graves préventions contre les assemblées politiques qui discutent au milieu des orages et parlent à tout un peuple; aussi adopta-t-il avec joie l'expédient d'ôter la parole au Corps-législatif. Quant aux membres du Tribunat, espèce d'avocats plaidans qui devaient discuter la loi, ils étaient trop peu nombreux pour obtenir de l'influence sur l'opinion publique; et d'ailleurs leur ascendant, quel qu'il pût devenir, serait toujours venu échouer contre le scrutin des députés, d'autant plus faciles à pratiquer qu'ils échappaient à la responsabilité par le vote secret. Du reste, dans le cours de la discussion, Bonaparte étonna tout le monde par lanetteté, la profondeur de ses idées, surtout par l'adresse italienne avec laquelle il saisissait le côté faible des opinions de ses adversaires pour les combattre avec avan

tage. On s'étonnait de ce genre d'habileté dans un homme qui avait passé sa vie au milieu des camps. Plein d'idées positives, il ne pouvait s'accommoder des théories de Sieyès. Ce législateur regardait comme la merveille de son système la création d'un grand - électeur à vie, choisi par le Sénat conservateur, ayant un revenu de 6 millions, une garde de trois mille hommes, et habitant le palais de Versailles; les ambassadeurs étrangers étaient accrédités près de lui; il accréditait les nôtres dans les cours étrangères; il contresignait les actes du gouvernement et les lois; la justice se rendait en son nom; il avait le droit d'aller présider à sa volonté le Tribunat, le Corps législatif et le Conseil d'état; il nommait deux consuls, l'un de la guerre, l'autre de la paix ; privé de toute autre influence sur les affaires, investi du droit de surveiller l'administration des consuls, il pouvait les destituer et les changer; mais aussi le sénat pouvait, lorsqu'il jugerait cet acte arbitraire et nuisible à l'intérêt national, absorber le grand-électeur, qui entrait dans ce corps pour le reste de sa vie. L'institution du grand-électeur cachait évidemment le dessein de destituer Bonaparte pour mettre à sa place un consul à la dévotion de Sieyès. Le piége était trop grossier; mais sans paraître l'apercevoir, Bonaparte combattit le projet avec les armes victorieuses du bon sens, et sans négliger le côté plaisant de la question; le ridicule acheva de faire justice de la grande conception de Sieyes. Convenons pourtant que son plan de constitution, qui tendait surtout à prévenir les divisions dans le gouvernement, contenait en outre des combinaisons savantes et libérales; mais cet esprit supérieur et accoutumé à méditer dans la solitude, ne con· naissait assez bien ni les hommes en général, ni le peuple français en particulier, ni le jeu des ressorts d'un gouvernement. Il avait d'ailleurs des momens d'hallucination qui semblaient altérer sa raison naturelle et

PRÉSENTATION DE LA CONSTITUTION.

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acquise. Un jour, il disait sérieusement à un ami, qui le surprit dans l'un de ces momens d'exaltation d'amourpropre où il avait l'air d'un inspiré : « Ne voyez-vous pas sortir des étincelles dé ma tête? » On substitua au grandélecteur de Siéyès un premier consul, président temporaire de la République, et deux consuls, avec simple voix consultative, c'est-à-dire que l'on établit, à la faveur d'un hom ancien, une royauté de fait que Bonaparte, qui la réservait pour lui, s'appliquait, comme on l'a vu, à doter de toute la force et de toute l'indépendance dont il croyait avoir besoin.

Ainsi fut faite la constitution de l'an viir, sous l'influence de Bonaparte, qui mettait son veto sur toutes les décisions conformes aux principes que l'assemblée Constituante avait consacrés en 1789. Mais tout le monde n'était pas disposé à les sacrifier ainsi sans combat; les deux commissions se préparaient à discuter, chacune séparément, lé projet présenté. Bonaparte, qui connaissait tous les points vulnérables de son ouvrage, ne voulut pas l'exposer aux périls d'une attaque solennelle, et, tranchant déjà du maître avec assurance, il fit écrire aux membres des deux commissions de venir signer au Luxembourg le nouvel acte constitutionnel. Quoique scandalisé de cette impérieuse invitation, les députés convoqués apposèrent leur signature au bas de la charte donnée par Bonaparte, à laquelle il ne manquait que d'être octroyée pour faire un outrage complet au peuple qui avait vaincu l'Europe; nous étions au 22 frimaire.

Le lendemain, les commissions s'occupèrent de déterminer le mode de présentation de l'acte constitutionnel à l'acceptation du peuple. Au lieu de réunir les assemblées primaires, dont quelque cri de liberté aurait pu sortir avec une certaine puissance, on adopta l'idée d'ouvrir, dans chaque commune, des registres destinés à recevoir les votes de chaque citoyen. Dans un discours prononcé à ce

sujet par Garat, cet orateur, semblable à Cicéron en présence du sénat et de César, sembla satisfaire à sa conscience et au vœu de ses collègues, en laissant voir que les garanties de la liberté n'étaient pas dans l'acte constitutionnel; et, d'un autre côté, il augmenta en même temps qu'il corrigea cette hardiesse, en plaçant la borne du pou; voir dans le cœur et dans les passions même d'un grand homme. Assurément Bonaparte ne fut pas dupe de cet artifice oratoire, qui était une protestation cachée sous un magnifique éloge. Cependant Cabanis, membre de la commission du Conseil des Anciens, disait, dans une lettre à ses collègues, que les hommes du 18 brumaire étaient les mêmes hommes qui avaient fait le 18 fructidor; en même temps, il tonnait contre les brigands de la chouanerie et contre les royalistes assez hardis pour vouloir rentrer de force dans leurs anciennes propriétés vendues par l'État; il mêlait à ces apostrophes des injures contre les Jacobins, sans oser les nommer. Le révolutionnaire Fouché, animé des mêmes intentions, disait les mêmes choses en termes plus mesurés, en affirmant que la République était désormais affermie. Le constituant Roederer, également furieux contre les anciens révolutionnaires, contre les conseils et le Directoire, empruntait à une passion ardente les plus sombres couleurs pour peindre l'époque antérieure au 18 brumaire. Du reste, tous les hommes engagés dans l'intrigue et dans la journée du 18 brumaire, semblaient uniquement occupés de cacher aux autres et de se dissimuler à eux-mêmes, qu'infidèles à leur serment, usurpateurs des droits du peuple, ne prenant mission que d'euxmêmes, et grossièrement abusés sur les inévitables consé quences de leur alliance avec un général tel que Bonaparte, ils venaient de remettre la France au pouvoir d'un seul. «< Heureusement, dit un historien, la nature, qui lui donna la soif du pouvoir, ne le fit pas tyran. >>

La constitution fut annoncée, aux armées par les pro

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