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SAINTE-BEUVE (1804-1869)

IMITÉ DE WORDSWORTH

Ne ris point des sonnets, ô Critique moqueur!
Par amour autrefois en fit le grand Shakspeare;
C'est sur ce luth heureux que Pétrarque soupire,
Et que le Tasse aux fers soulage un peu son cœur;
Camoens de son exil abrège la longueur,

Car il chante en sonnets l'amour et son empire;
Dante aime cette fleur de myrte, et la respire,
Et la mêle au cyprès qui ceint son front vainqueur;
Spencer, s'en revenant de l'île des féeries,
Exhale en longs sonnets ses tristesses chéries;
Milton, chantant les siens, ranimait son regard:
Moi, je veux rajeunir le doux sonnet en France;
Du Bellay, le premier, l'apporta de Florence,
Et l'on en sait plus d'un de notre vieux Ronsard.

ALFRED DE MUSSET (1810-1857)

TRISTESSE

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté;

J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

THEOPHILE GAUTIER (1811-1872)

LA CARAVANE

La caravane humaine au sahara du monde,
Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour,
S'en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.

Le grand lion rugit et la tempête gronde;
A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour;

La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour,
Qui traverse le ciel, cherchant sa proie immonde.
L'on avance toujours, et voici que l'on voit
Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt:
C'est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.
Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,
Comme des oasis, a mis les cimetières:
Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.

SOULARY (1815-1891)

LES DEUX CORTÈGES

Deux cortèges se sont rencontrés à l'église.
L'un est morne :-il conduit le cercueil d'un enfant;
Une femme le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L'autre, c'est un baptême:-au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu'il épuise,
L'embrasse tout entier d'un regard triomphant!
On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes, alors, se croisant sous l'abside,
Échangent un coup d'œil aussitôt détourné;
Et-merveilleux retour qu'inspire la prière-
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né!

ARVERS (1806-1850)

SONNET IMITÉ DE L'ITALIEN

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu.

Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

Hélas! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,

Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas;

A l'austère devoir pieusement fidèle,

Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle:

"Quelle est donc cette femme?" et ne comprendra pas.

THÉODORE DE BANVILLE (1823-1891)

SUR UNE DAME BLONDE

Sur la colline,

Quand la splendeur

Du ciel en fleur
Au soir décline,

L'air illumine

Ce front rêveur
D'une lueur

Triste et divine.

Dans un bleu ciel,

O Gabriel!

Tel tu rayonnes;

Telles encor

Sont les madones

Dans les fonds d'or.

BANVILLE-LECONTE DE LISLE

PASIPHAÉ

Ainsi Pasiphaé, la fille du Soleil,

Cachant dans sa poitrine une fureur secrète,
Poursuivait à grands cris parmi les monts de Crète
Un taureau monstrueux au poil roux et vermeil,

Puis, sur un roc géant au Caucase pareil,
Lasse de le chercher de retraite en retraite,
Le trouvait endormi sur quelque noire crête,
Et, les seins palpitants, contemplait son sommeil ;
Ainsi notre âme en feu, qui sous le désir saigne,
Dans son vol haletant de vertige, dédaigne
Les abris verdoyants, les fleuves de cristal,

Et, fuyant du vrai beau la source savoureuse,
Poursuit dans les déserts du sauvage Idéal
Quelque monstre effrayant dont elle est amoureuse.

LECONTE DE LISLE (1818-1894)

LE COLIBRI

Le vert colibri, le roi des collines,
Voyant la rosée et le soleil clair

Luire dans son nid tissé d'herbes fines,
Comme un frais rayon s'échappe dans l'air.

Il se hâte et vole aux sources voisines
Où les bambous font le bruit de la mer,
Où l'açoka rouge, aux odeurs divines,
S'ouvre et porte au cœur un humide éclair.
Vers la fleur dorée il descend, se pose,
Et boit tant d'amour dans la coupe rose
Qu'il meurt, ne sachant s'il l'a pu tarir.
Sur ta lèvre pure, ô ma bien-aimée,
Telle aussi mon âme eût voulu mourir
Du premier baiser qui l'a parfumée!

(B 84)

-Poèmes et poésies (1858).

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SULLY-PRUDHOMME (born 1839)

LE DOUTE

La blanche Vérité dort au fond d'un grand puits.
Plus d'un fuit cet abîme ou n'y prend jamais garde;
Moi, par un sombre amour, tout seul je m'y hasarde,
J'y descends à travers la plus noire des nuits;

Et j'entraîne le câble aussi loin que je puis;
Or, je l'ai déroulé jusqu'au bout: je regarde,
Et, les bras étendus, la prunelle hagarde,
J'oscille sans rien voir ni rencontrer d'appuis.

Elle est là cependant, je l'entends qui respire;
Mais, pendule éternel que sa puissance attire,
Je passe et je repasse, et tâte l'ombre en vain;

Ne pourrai-je allonger cette corde flottante,
Ni remonter au jour dont la gaîté me tente?
Et dois-je dans l'horreur me balancer sans fin?
-Doute, xv.

J. M. DE HÉRÉDIA (born 1842)

LE CHÉVRIER

O berger, ne suis pas dans cet âpre ravin
Les bonds capricieux de ce bouc indocile;
Aux pentes du Ménale, où l'été nous exile,
La nuit monte trop vite et ton espoir est vain.

Restons ici, veux-tu? J'ai des figues, du vin.
Nous attendrons le jour en ce sauvage asile.
Mais parle bas. Les Dieux sont partout, ô Mnasyle.
Hécate nous regarde avec son œil divin.

Ce trou d'ombre là-bas est l'antre où se retire
Le démon familier des hauts lieux, le Satyre;
Peut-être il sortira si nous ne l'effrayons.

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