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Le bambou sur l'épaule et les mains sur les hanches,
Ils allaient le long de l'Étang.

Le long de la chaussée et des varangues basses
Où les vieux créoles fumaient,

Par les groupes joyeux des Noirs, ils s'animaient
Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l'air léger flottait l'odeur des tamarins;
Sur les houles illuminées,

Au large, les oiseaux, en d'immenses traînées,
Plongeaient dans les brouillards marins.

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
Pendait, rose, au bord du manchy,

A l'ombre des Bois-noirs touffus et du Letchi
Aux fruits moins pourprés que ta bouche;

Tandis qu'un papillon, les deux ailes en fleur,
Teinté d'azur et d'écarlate,

Se posait par instants sur ta peau délicate
En y laissant de sa couleur;

On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l'oreiller,

Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux,
De la montagne à la grand'messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
O charme de mes premiers rêves!

-Poésies nouvelles (1858).

delà

LE SOMMEIL DU CONDOR

[Par de... l'escalier des roides Cordillères,

Par delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L'envergure pendante et rouge par endroits,
Le vaste Oiseau, tout plein d'une morne indolence,
Regarde l'Amérique et l'espace en silence,

Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l'Est, où les pampas sauvages
Sous les monts étagés s'élargissent sans fin;
Elle endort le Chili, les villes, les rivages,

Et la mer Pacifique et l'horizon divin;

Du continent muet elle s'est emparée:

Des sables aux coteaux, des gorges aux versants,
De cime en cime, elle enfle, en tourbillons croissants,
Le lourd débordement de sa haute marée.

Lui, comme un spectre, seul, au front du pic altier,
Baigné d'une lueur qui saigne sur la neige,
Il attend cette mer sinistre qui l'assiège:
Elle arrive, déferle, et le couvre en entier.

Dans l'abîme sans fond la Croix australe allume
Sur les côtes du ciel son phare constellé.

Il râle de plaisir, il agite sa plume,

Il érige son cou musculeux et pelé,

Il s'enlève en fouettant l'âpre neige des Andes,

Dans un cri rauque il monte où n'atteint pas le vent,

Et, loin du globe noir, loin de l'astre vivant,

Il dort dans l'air glacé, les ailes toutes grandes.

-Poésies nouvelles (1858).

VERLAINE (1844-1896)

CÉSAR BORGIA

Sur fond sombre noyant un riche vestibule
Où le buste d'Horace et celui de Tibulle

Lointains et de profil rêvent en marbre blanc,

La main gauche au poignard et la main droite au flanc,
Tandis qu'un rire doux redresse la moustache,

Le duc César en grand costume se détache.
Les yeux noirs, les cheveux noirs, et le velours noir
Vont contrastant, parmi l'or somptueux d'un soir,
Avec la pâleur mate et belle du visage

Vu de trois quarts et très ombré, suivant l'usage
Des Espagnols ainsi que des Vénitiens
Dans les portraits de rois et de patriciens.
Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge,
Est mince, et l'on dirait que la tenture bouge
Au souffle véhément qui doit s'en exhaler

Et le regard errant avec laisser-aller

Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures,
Fourmille de pensers énormes d'aventures.

Et le front large et pur, sillonné d'un grand pli,
Sans doute de projets formidables rempli,
Médite sous la toque où frissonne une plume
Élancée hors d'un nœud de rubis qui s'allume.

SAGESSE

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour

Et la blessure est encore vibrante;

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne;
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé.

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée;
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin;
Fondez ma vie au Pain de votre table;
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé;
Voici ma chair indigne de souffrance;
Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir,
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Hélas! Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude!
Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon.

Dieu de terreur et Dieu de Sainteté,
Hélas! ce noir abîme de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de Sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela.

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

-II. I.

FRANÇOIS COPPÉE (born 1842)

LE PASSANT. SCÈNE II

Silvia. Et n'ai-je pas le droit de chercher à connaître Celui qui prétendait dormir sous ma fenêtre?

Zanetto. Si fait. Je ne veux pas garder l'incognito. Je suis musicien et j'ai nom Zanetto.

Depuis l'enfance étant d'un naturel nomade,
Je voyage. Ma vie est une promenade.

Je crois n'avoir jamais dormi trois jours entiers
Sous un toit; et je vis de vingt petits métiers
Dont on n'a pas besoin. Mais pour être sincère,
L'inutile, ici-bas, c'est le plus nécessaire.

Je sais faire glisser le bateau sur le lac,

Et, pour placer la courbe exquise d'un hamac,
Choisir dans le jardin les branches les plus souples.
Je sais conduire aussi les lévriers par couples,
Et dompter un cheval rétif. Je sais encor
Jongler dans un sonnet avec les rimes d'or,
Et suis de plus, mérite assurément très rare,
Eleveur de faucons et maître de guitare.

Silvia (souriant). Toutes professions à dîner rarement, N'est-ce pas?

Zanetto. Oh! bien moins qu'on ne croirait, vraiment. Pourtant, c'est vrai, je suis un être peu pratique. L'heure de mes repas est très problématique,

Et je suis quelquefois forcé de l'oublier

Alors que le pays m'est inhospitalier.

Souvent, loin des maisons banales où vous êtes,

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