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THÉODORE DE BANVILLE (1823-1891)

DU TEMPS QUE PILOU POURSUIVAIT
VAINEMENT ABD-EL-KADER

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C'était avec son cher tremplin.
Il lui disait: “Théâtre, plein
D'inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d'émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique!

"Frêle machine aux reins puissants,
Fais-moi bondir, moi qui me sens
Plus agile que les panthères,
Si haut que je ne puisse voir
Avec leur cruel habit noir
Ces épiciers et ces notaires!

"Par quelque prodige pompeux,
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu'à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,

Se croisent la foudre et les aigles.

"Plus haut encor, jusqu'au ciel pur!
Jusqu'à ce lapis dont l'azur
Couvre notre prison mouvante!
Jusqu'à ces rouges Orients

Où marchent des dieux flamboyants,
Fous de colère et d'épouvante.

"Plus loin! plus haut! je vois encor
Des boursiers à lunettes d'or,

Des critiques, des demoiselles

Et des réalistes en feu.

Plus haut! plus loin! de l'air! du bleu!
Des ailes! des ailes! des ailes!"

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Ils couraient; les vaillants courent quand ils ont peur;
C'est un noir désarroi qu'une fuite où se mêle
Au vieillard chancelant l'enfant à la mamelle;
On craint d'être tué, d'être fait prisonnier!
Et Jean Chouan marchait à pas lents, le dernier,
Se retournant parfois et faisant sa prière.
Tout à coup on entend un cri dans la clairière,
Une femme parmi les balles apparaît.

Toute la bande était déjà dans la forêt,

Jean Chouan restait seul; il s'arrête, il regarde;
C'est une femme grosse, elle s'enfuit, hagarde
Et pâle, déchirant ses pieds nus aux buissons;
Elle est seule; elle crie: A moi, les bon garçons!
Jean Chouan rêveur dit: C'est Jeanne-Madeleine.
Elle est le point de mire au milieu de la plaine;
La mitraille sur elle avec rage s'abat.

Il eût fallu que Dieu lui-même se courbât
Et la prît par la main et la mît sous son aile
Tant la mort formidable abondait autour d'elle;
Elle était perdue.-Ah! criait-elle, au secours!

Mais les bois sont tremblants et les fuyards sont sourds.
Et les balles pleuvaient sur la pauvre brigande.

Alors sur le coteau qui dominait la lande

Jean Chouan bondit, fier, tranquille, altier, viril,
Debout:-C'est moi qui suis Jean Chouan! cria-t-il.
Les bleus dirent:-C'est lui, le chef! et cette tête,
Prenant toute la foudre et toute la tempête,
Fit changer à la mort de cible.-Sauve-toi !
Cria-t-il, sauve-toi, ma sœur!-Folle d'effroi,
Jeanne hâta le pas vers la forêt profonde.

Comme un pin sur la neige ou comme un mât sur l'onde,
Jean Chouan, qui semblait par la mort ébloui,

Se dressait, et les bleus ne voyaient plus que lui.

Je resterai le temps qu'il faudra. Va, ma fille!

Va, tu seras encor joyeuse en ta famille,

Et tu mettras encor des fleurs à ton corset!
Criait-il. C'était lui maintenant que visait
L'ardente fusillade, et sur sa haute taille,
Qui semblait presque prête à gagner la bataille,
Les balles s'acharnaient, et son puissant dédain
Souriait; il levait son sabre nu...-Soudain
Par une balle, ainsi l'ours est frappé dans l'antre,
Il se sentit trouer de part en part le ventre;
Il resta droit et dit:-Soit. Ave Maria!
Puis, chancelant, tourné vers le bois, il cria:

Mes amis! mes amis! Jeanne est-elle arrivée?
Des voix dans la forêt répondirent:—Sauvée !
Jean Chouan murmura: C'est bien! et tomba mort.

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