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Si la science pauvre, affreuse et mesprisée,
Sert au peuple de fable, aux plus grands de risée:
Si les gens de Latin des sots sont denigrés,

Et si l'on n'est docteur sans prendre ses degrés?
Pourveu qu'on soit morguant, qu'on bride sa moustache,
Qu'on frise ses cheveux, qu'on porte un grand pannache,
Qu'on parle baragouin, et qu'on suive le vent,

En ce temps du jourd'huy l'on n'est que trop sçavant.
Du siècle les mignons, fils de la poule blanche,
Ils tiennent à leur gré la fortune en la manche;
En credit eslevez, ils disposent de tout,

Et n'entreprennent rien qu'ils n'en viennent à bout.
Mais quoy, me diras-tu, il t'en faut autant faire:
Qui ose, a peu souvent la fortune contraire.
Importune le Louvre et de jour et de nuict,
Perds pour t'assujetir et la table et le lict;
Sois entrant, effronté, et sans cesse importune:
En ce temps, l'impudance eleve la fortune.

Il est vray, mais pourtant je ne suis point d'avis
De degager mes jours pour les rendre asservis,
Et sous un nouvel Astre aller, nouveau pilote,
Conduire en autre mer mon navire qui flote
Entre l'espoir du bien et la peur du danger
De froisser mon attente en ce bord estranger.
Car, pour dire le vray, c'est un pays estrange
Où, comme un vray Prothée, à toute heure on se change,
Où les loys, par respect sages humainement,
Confondent le loyer avecq' le chastiment;

Et pour un mesme fait, de mesme intelligence,
L'un est justicié, l'autre aura recompence.

Car selon l'interest, le credit ou l'apuy,
Le crime se condamne et s'absout aujourd'hui.
Je le dy sans confondre en ces aigres remarques
La clemence du Roy, le miroir des Monarques,
Qui plus grand de vertu, de cœur et de renom,
S'est acquis de Clement et la gloire et le nom.

Or, quant à ton conseil qu'à la cour je m'engage,
Je n'en ay pas l'esprit, non plus que le courage.
Il faut trop de sçavoir et de civilité,

Et, si j'ose en parler, trop de subtilité.

Ce n'est pas mon humeur; je suis melancolique,
Je ne suis point entrant, ma façon est rustique;
Et le surnom de bon me va-t-on reprochant,
D'autant que je n'ay pas l'esprit d'estre meschant.
Et puis, je ne sçaurois me forcer ny me faindre;
Trop libre en volonté, je ne puis me contraindre;
Je ne sçaurois flater, et ne sçay point comment
Il faut se taire acort, ou parler faucement,
Benir les favoris de geste et de parrolles,

Parler de leurs ayeux au jour de Cerizolles,

Des hauts faits de leur race, et comme ils ont acquis Ce titre avecq' honneur de Ducs et de Marquis.

Je n'ay point tant d'esprit pour tant de menterie;
Je ne puis m'adonner à la cageollerie;

Selon les accidens, les humeurs ou les jours,
Changer comme d'habits tous les mois de discours.
Suivant mon naturel, je hay tout artifice,

Je ne puis deguiser la vertu ny le vice,

Offrir tout de la bouche, et, d'un propos menteur,
Dire: pardieu, Monsieur, je vous suis serviteur.

-Sat. III, p. 23 et suiv.

AVEC LA SCIENCE IL FAUT UN BON
ESPRIT

Sçais tu, pour sçavoir bien, ce qu'il nous faut sçavoir?
C'est s'affiner le goust de cognoistre et de voir,
Aprendre dans le monde, et lire dans la vie,
D'autres secrets plus fins que de Philosophie;
Et qu'avecq' la science il faut un bon esprit.
Or, entends à ce point ce qu'un Greq' en escrit:
Jadis un loup, dit-il, que la faim epoinçonne,
Sortant hors de son fort rencontre une lionne;
Rugissante à l'abord, et qui montroit aux dens
L'insatiable fain qu'elle avoit au dedans.
Furieuse elle aproche, et le loup qui l'avise,
D'un langage flateur luy parle et la courtise:
Car ce fut de tout tans que, ployant sous l'effort,
Le petit cede au grand, et le foible au plus fort.

(B 84 )

161

M

Luy, di-je, qui craignoit que, faute d'autre proye, La beste l'attaquast, ses ruses il employe.

Mais en fin le hazard si bien le secourut,

Qu'un mulet gros et gras à leurs yeux aparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table preste,
Et s'aprochent tous deux assez pres de la beste.
Le loup qui la congnoist, malin et deffiant,
Luy regardant aux pieds, luy parloit en riant:
D'où es-tu? Qui est-tu? Quelle est ta nouriture?

Ta race, ta maison, ton maistre, ta nature?
Le mulet estonné de ce nouveau discours,
De peur ingenieux, aux ruses eut recours;
Et comme les Normans, sans luy respondre, voire:
Compere, ce dit-il, je n'ay point de memoire,
Et comme sans esprit ma grand mere me vit,
Sans m'en dire autre chose au pied me l'escrivit.
Lors il leve la jambe au jaret ramassée;
Et d'un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup qui l'aperçoit se leve de devant,
S'excusant de ne lire, avecq' este parolle

Que les loups de son tans n'alloient point à l'ecolle.
Quand la chaude lionne, à qui l'ardante fain
Alloit precipitant la rage et le dessein,

S'aproche, plus sçavante, en volonté de lire.

Le mulet prend le tans, et du grand coup qu'il tire,
Luy enfonce la teste et, d'une autre façon

Qu'elle ne sçavoit point, luy aprit sa leçon.

Alors le loup s'enfuit voyant la beste morte;

Et de son ignorance ainsi se reconforte.

N'en desplaise aux Docteurs, Cordeliers, Jacobins,

Pardieu, les plus grands clers ne sont pas les plus fins.

-Sat. III, p. 28.

CORNEILLE (1606–1684)

CINNA

Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle Cette troupe entreprend une action si belle ! Au seul nom de César, d'Auguste et d'empereur, Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur, Et dans un même instant, par un effet contraire, Leur front pâlir d'horreur et rougir de colère. "Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux "Qui doit conclure enfin nos desseins généreux : "Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome; "Et son salut dépend de la perte d'un homme, "Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain, “A ce tigre altéré de tout le sang romain.

"Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues!
"Combien de fois changé de partis et de ligues,
"Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
"Et jamais insolent ni cruel à demi!
Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre leur liberté;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers;
Et, l'exécrable honneur de lui donner un maître
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,

Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.

Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants:
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé;

Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire;
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Vous dirai-je les noms de ses grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?
Mais pourrai-je vous dire à quelle impatience,
A quels frémissements, à quelle violence,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés?

Je n'ai point perdu temps, et, voyant leur colère,
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots: "Toutes ces cruautés,
"La perte de nos biens et de nos libertés,
"Le ravage des champs, le pillage des villes,
"Et les proscriptions, et les guerres civiles,
"Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
"Pour monter dans le trône et nous dicter des lois.
"Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste,
"Et que, juste une fois, il s'est privé d'appui,

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Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui. "Lui mort, nous n'avons point de vengeur ni de maître. "Avec la liberté Rome s'en va renaître ;

"Et nous mériterons le nom de vrais Romains,

"Si le joug qui l'accable est brisé par nos mains. "Prenons l'occasion alors qu'elle est propice:

"Demain au Capitole il faut un sacrifice;

Qu'il en soit la victime, et faisons en ces lieux

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