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n'est donné pour en suivre et en reconnaître les mystérieux détours. Qu'est-ce que le monde pour la science, j'entends pour la véritable science ? C'est un ensemble admirablement combiné de fonctions et de buts, de phénomènes et de lois, d'effets et de causes, dans lequel chaque chose a son nom, sa place, ses relations, sa fin, ses conditions d'existence, où le visible s'explique par l'invisible, le particulier par le général, le contingent par le nécessaire, et où la prévoyance peut d'autant plus sûrement appliquer ses calculs anticipés, que l'observation a plus profondément analysé la nature, pénétré dans le secret de ses opérations, discerné les êtres, étudié leurs actions et réactions mutuelles, et déterminé les rapports de différence, d'analogie, de succession, d'antériorité, de dépendance, de coordination et de causalité qui existent entre eux. Le regard de l'homme doit être de la même nature que son intelligence, fini et limité comme elle, et sa science ne peut être qu'une série progressive d'abstractions partielles et de connaissances acquises une à une. Le regard seul de Dieu est une synthèse infinie qui embrasse dans son immensité et par un seul acte éternel comme lui, tous les êtres, toutes leurs qualités, tous leurs rapports, en un mot, toutes les vérités, ainsi que la liaison, l'enchaînement et l'ordre qui les unissent.

Mais si l'abstraction est le fondement de la science, puisque toutes nos idées, ainsi que tous les mots qui les expriment, sont le produit de l'abstraction, puisque sans elle il n'y aurait ni raisonnement, ni connaissances possibles, elle est aussi la source d'une infinité d'erreurs. C'est l'abus de l'abstraction qui a conduit l'esprit humain à créer une foule d'existences qui n'ont d'autre réalité que celle qu'il prête à ses conceptions. « L'abstraction, dit M. Bautain, agit en sens inverse de la nature; elle tend à diviser ce qui est uni dans la réalité, et elle suppose séparés des termes qui ne peuvent subsister que tpar leur liaison. La vie ne s'entretient que par la communicaion; et l'observation s'efforce sans cesse de la rompre, pour donner à l'esprit la facilité de voir les objets en détail et plus distinctement. Elle opère sur les choses de l'esprit, comme l'anatomie sur les corps; elle dissèque, divise, décompose, par conséquent elle suppose la mort ou elle tue. C'est ce qui

arrive quand on pousse l'abstraction trop loin, et qu'on veut l'appliquer à tout. On ne voit plus les êtres dans leur état naturel, à leur place, avec leurs rapports vivants; et pour mieux observer les parties et les détails, on perd la vue de l'ensemble et le sens de l'unité. Par l'observation, l'esprit se met souvent dans une position fausse et qui ne vaut que pour lui. Il se crée un monde factice, où l'imagination, se jouant des lois de la nature, transpose les éléments, les combine suivant ses caprices et invente des formes bizarres et chimériques, comme dans les productions fantastiques de la poésie et des arts. »

Souvent même il n'a pas besoin de combiner ces éléments pour les transformer. La transformation s'opère d'elle-même par le seul fait de l'état d'isolement où les tient l'abstraction. On ne peut effectivement isoler un fait et le nommer dans son isolément, sans affirmer par cela même son existence et sans lui reconnaître par cette affirmation une sorte d'individualité propre. Et comme le langage, en lui donnant la forme substantive, admet implicitement cette individualisation, cette vivification du fait, une simple qualité, un mode, un phénomène, un rapport prennent ainsi rang parmi les êtres, et l'esprit, dupe de lui-même, finit par adorer comme des réalités subsistantes par elles-mèmes toutes ces personnifications des éléments de sa propre pensée. L'Olympe des Grecs et ses trente mille divinités, le paganisme et toutes ses extravagances n'ont pas eu d'autre cause que cette illusion qui en prêtant l'existence substantielle aux résultats de l'abstraction agissant sur les phénomènes de la nature ou sur les conceptions de l'esprit, a conduit l'homme à donner un corps, une âme à ses propres idées, à s'agenouiller devant elles et à leur dresser des autels.

La science elle-même n'est pas exempte de cette illusion. Combien d'êtres, combien d'agents, combien de causes, combien de lois n'a-t elle pas imaginés, pour rendre compte des opérations de la nature, qui n'ont pas d'autre existence que celle de l'hypothèse qui les a supposées. Rappelons seulement ici le médiateur plastique de Cudworth, les esprits animaux de l'ancienne physiologie, le fluide magnétique animal de nos charlatans modernes. La philosophie est peut-être plus que

toute autre science encore exposée à prêter l'existence et la vie aux abstractions de la pensée. Combien de fois, à force d'analyser, n'a-t-elle pas cru saisir des faits distincts, là où la nature se refuse à toute division ? Combien de systèmes sur la classification des facultés de l'âme n'ont dû leur origine qu'à la subtilité d'un esprit qui se perd dans ses décompositions, et qui prétend opérer sur l'âme comme le chimiste opère sur la matière. Si la mythologie a peuplé l'univers de dieux, la philosophie a peuplé le monde métaphysique de fantômes, parmi lesquels l'idée n'occupe pas le dernier rang; l'idée qui sous le nom d'espèces sensibles ou intelligibles, d'espèces impresses ou expresses a joué un si grand rôle dans l'antiquité et dans le moyen-âge; l'idée à laquelle l'école écossaise a livré un si rude combat, et qui, malgré les efforts qu'on a faits de nos jours pour la déposséder de l'entité qu'elle avait si injustement usurpée, s'obstine encore, dit M. Gérusez, à se placer entre l'intelligence et la nature, comme pour les éclairer et les unir, mais en réalité pour les troubler et les détruire à son profit.

<< Enfin, dit M. Bautain, la faculté d'abstraire a encore de graves inconvénients pour les esprits systématiques et pour ceux qui se passionnent aisément. Les uns et les autres sont portés à ne voir les hommes et les choses que dans un seul point de vue, y rapportant tout, n'apercevant ni les différences ni les oppositions, ou même les transformant par l'imagination en ressemblance et en identité. De là vient l'esprit exclusif ou la partialité, qui consiste à mettre la partie à la place du tout, ou plutôt à voir le tout dans une seule partie. Celui qui s'engoue pour un objet ne le voit plus que du côté par où il lui plaît: et tant qu'il lui plaît, il n'y trouve ni vice ni inconvénient. Au contraire, tout paraît défectueux, mauvais, haïssable, dans une chose ou une personne qu'on n'aime point. Il est rare qu'on voie les bonnes qualités d'un ennemi, ou les défauts d'un ami, et cependant amis et ennemis sont composés de bien et de mal, comme tous les hommes. Les parents reconnaissent rarement les vices de leurs enfants, et ils sont en général les moins propres à les instruire et à les diriger, malgré l'affection qu'ils leur portent, ou plutôt à cause de cette

affection toute naturelle et par cela plus ou moins aveugle. Leur esprit est sous le charme de leur amour. Il voit à travers ce prisme. Dans les choses intellectuelles et dans les relations sociales, l'abstraction portée à l'excès peut nuire à la justesse de l'esprit et pousser la volonté à l'injustice. Les partisans d'un système scientifique sont enclins à n'admettre comme vrai que ce qui rentre dans leur manière de voir; ils tendent à l'appliquer exclusivement à toutes choses, souvent au mépris de l'évidence et en dépit de la nature. C'est ce qui se voit trop souvent en médecine. Au dire de l'auteur et de ses adhérents, le nouveau système est le meilleur de tous et même le seul bon; il fera merveille dans la pratique, s'il est bien appliqué, et ce système infaillible est bientôt remplacé par un autre, tout aussi parfait que lui, et qui ne durera pas davantage. Dans les choses politiques, les partis sont presque toujours injustes les uns envers les autres, ne voyant que du mal dans leurs adversaires, parce qu'ils appellent mal, ou tournent en mal tout ce qui est opposé à leur point de vue, à leur intérêt, à leur esprit. Ainsi l'abus des facultés les plus utiles les fait aller contre leur but, en sorte qu'elles entravent, obscurcissent et égarent la raison qu'elles devraient soutenir et fortifier. »

De la comparaison.

Lorsque nous sommes en présence de plusieurs objets matériels, nous ne pouvons pas ne pas avoir une idée au moins vague et confuse de leurs ressemblances et de leurs différences. Quelque obscure que soit la vue synthétique de l'ensemble qui les contient, il est impossible que les êtres qui font partie de cet ensemble se présentent à nous sous la notion de l'identité. Même avant de les avoir observés analytiquement, nous les discernons confusément, nous ne les confondons pas entièrement les uns avec les autres, et par cela seul qu'ils nous suggèrent l'idée de pluralité et de composition nous avons le sentiment de quelque chose qui les distingue. Ainsi, que nos yeux se portent sur un paysage, certes, même au premier coup d'œil, nous jugeons qu'il se compose d'une multitude d'objets qui se distinguent inal sans doute les uns d'avec les autres, mais qui cependant ne nous paraissent pas identiques. Nous

avons donc déjà une notion imparfaite des rapports qui exis· tent entre eux. Par exemple, tel arbre et telle maison qui en font partie ne nous présentent pas la même apparence, et nous savons déjà que ce sont là deux éléments divers d'un même tout. Mais si nous voulons distinguer clairement ces objets, nous les comparons, c'est-à-dire que nous portons successivement notre attention de l'un à l'autre, et alors leurs ressemblances ou leurs différences se présentent nettement à notre esprit. La comparaison n'étant ainsi qu'une double observation, nous pouvons la définir l'acte de l'esprit faisant effort pour saisir avec clarté les rapports que la perception simultanée ou paraissant telle de deux ou de plusieurs objets lui avait fait soupçonner ou entrevoir.

La comparaison est une opération tout aussi indispensable que l'analyse. Je dis plus point de comparaison possible sans analyse préalable des deux objets à comparer. Car s'il est vrai qu'un objet ne peut être connu clairement que par la séparation de ses parties et l'examen attentif de chacune d'elles, le rapport de cet objet avec un autre ne pourra être bien saisi, qu'autant que la même opération aura été faite sur ce dernier. Cela vient de ce que nous ne comparons deux choses que dans les qualités qui leur appartiennent, et qu'il faut, par conséquent, saisir ces qualités une à une dans l'un des deux termes de la comparaison, pour pouvoir les rapprocher de celles qui leur sont analogues dans l'autre terme, et juger par là de la similitude des deux êtres auxquels elles se rattachent. Si l'on ne procédait pas ainsi, la comparaison ne donnerait rien de plus que ce que la première vue aurait fait percevoir, c'est-àdire deux objets dont il serait impossible de faire le discernement parfait. S'il s'agit, par exemple, de comparer deux corps: il faut d'abord que je sache sous quel point de vue je prétends les envisager. S'agit-il d'en mesurer l'étendue soit en longueur, soit en largeur ? Il faut alors que je fasse abstraction de toutes les autres propriétés des deux corps, pour ne m'attacher qu'à celle-là ; et ce n'est qu'après les avoir examinés sous cet unique rapport, que je jugerai si l'un est plus long ou plus large que l'autre. Est-ce sous le rapport de la solidité, de la pesanteur, de la température, de la șaveur, de l'odeur, il faut que

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