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devons-nous donc conclure de ce qui vient d'être dit par rapport à la question qui nous occupe ? C'est que l'observation, soit qu'elle précède, soit qu'elle suive l'hypothèse, est soumise à des règles qu'il ne faut jamais perdre de vue. Si l'on s'en sert comme d'un moyen de recherche, pour s'attacher à des phénomènes qu'on avait négligés jusque là, dont on commence à soupçonner l'importance, ou dont la simple curiosité porte à tenter l'explication, il est évident qu'il faut d'abord en bien limiter l'objet, le dégager avec soin de tout ce qui lui est étranger, noter exactement parmi les circonstances au milieu desquelles le fait se produit, celles qui sont accidentelles, et celles qui peuvent en être considérées comme la condition essentielle, l'examiner sous tous ses aspects, tenir compte de toutes ses variations et de leurs causes probables, tâcher de saisir tous ses rapports de dépendance à l'égard des temps et des lieux, ainsi que ses rapports d'analogie, de correspondance ou de simultanéité avec d'autres phénomènes, et ne les tenir pour ien connus que lorsqu'on est en possession de tous les éléments qui le constituent; enfin ne pas se hâter de tirer des conclusions prématurées d'une première expérience. Si l'on se ert de l'observation, comme d'un moyen de vérification, pour soumettre un système, une théorie, une hypothèse à l'épreuve des faits, « l'observateur, dit M. Buchez, ainsi que l'expérimentateur, doivent procéder à leur œuvre comme le juré à celle que la loi lui confie, sans haine, sans passion et sans crainte; il doit oublier toute opinion préconçue, fût-ce la sienne propre. Il doit faire plus : il doit chercher à se démontrer que ce qu'il croyait la vérité avant de commencer son travail, est une erreur et s'attacher surtout à le prouver. Lorsqu'on procède avec de pareils sentiments, on n'a pas besoin de règles préliminaires. Il est certain que l'on fera un bon travail. »

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DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE, DE LA DIVISION
ET DE L'ABSTRACTION.

Mais si ce précepte fait parfaitement connaître les dispositions d'esprit dans lesquelles on doit observer, et s'il est vrai

de dire que la pureté d'intention, l'impartialité, l'amour sincère de la vérité sont les meilleurs guides de l'observateur, il n'en est pas moins indispensable d'indiquer en quoi consiste l'art d'observer, et quels sont les procédés à suivre pour que l'observation conduise à des résultats utiles. La logique de Port-Royal les réduit d'après Descartes aux quatre axiômes suivants :

« 1o Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, qu'on ne la connaisse évidemment être telle; c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et ne comprendre rien de plus en ses jugements que ce qui se présente si clairement à l'esprit, qu'on n'ait aucune occasion de le mettre en doute.

» 2o Diviser chacune des difficultés qu'en examine en autant de parcelles qu'il se peut et qu'il est requis pour les résoudre.

» 3o Conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés, en supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

» 4o Faire partout des dénombrements si eutiers et des revues si générales qu'on se puisse assurer de ne rien omettre. >> On peut ramener ces quatre axiômes à leur plus simple expression, en disant, qu'il faut d'abord diviser son sujet de manière à ce que la division comprenne exactement toutes les parties ou toute l'étendue du terme que l'on divise, ensuite abstraire chacun des éléments fournis par l'analyse, afin de l'examiner à part, non-seulement en lui même, mais aussi, dans ses rapports avec les autres parties de l'objet, puis procéder des éléments de l'analyse par une synthèse progressive à la synthèse définitive, enfin, avoir soin, en recomposant l'objet, d'en réunir les parties dans le même ordre où elles étaient avant la décomposition.

La nécessité de recourir à ces diverses opérations ressort de la nature même de l'esprit humain, ainsi que de la nature du monde matériel. Car, d'un côté tout acte d'observation est simple et indivisible, et de l'autre tout corps, tout objet sensi

ble est multiple est composé de parties. Or, comment l'unité du regard de l'âme se mettra-t-elle en rapport avec la pluralité qui appartient à la matière, si l'objet n'est pas décomposé par la division et l'analyse, si chacune de ses parties n'est pas abstraite des autres, pour être soumise à un acte particulier d'attention, et examinée à part? Il est bien évident qu'un tout, qu'un ensemble, ne peut être connu, comme tout, comme ensemble, qu'au moyen de la connaissance individuelle qu'on acquiert des diverses parties qui le constituent, et des rapports de dépendance, de coordination et de symétrie qui les unissent.

Non-seulement la nature de l'acte d'attention nous oblige à décomposer l'objet, pour le connaître scientifiquement, mais la nature et la destination spéciale de chacun de nos organes oppose un obstacle invincible à toute tentative d'observation autre que celle qui a lieu par les procédés que nous indiquons. En effet, nous n'avons vue sur le monde extérieur que par nos sens externes, et chacun d'eux ne nous met en rapport qu'avec certaines propriétés de la matière. Si donc nous voulons les saisir toutes, il faut que nous demandions à chacun d'eux ce qu'il est dans sa nature de pouvoir nous apprendre, et cela ne peut se faire que par une suite d'observations aussi diverses que les organes mêmes au moyen desquels elles s'accomplissent. Ainsi les sens de l'homme sont un instrument naturel d'analyse; ainsi la nature elle-même nous donne la matière dans un état de décomposition sans lequel il nous serait impossible de la connaître comme matière, c'est-à-dire, comme divisible, comme composée de parties, comme multiple. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler les phénomènes de la perception extérieure. L'étendue tangible n'est qu'une continuité de points solides contigus les uns aux autres. La couleur n'est que la décomposition du rayon de lumière sur la surface où il tombe. Le son résulte du déplacement des molécules constituantes du corps sonore et du mouvement des parties de l'air qui l'environne. La saveur n'est perçue que par la décomposition du corps sapide dans son contact avec la langue et le palais; enfin l'odeur est encore le résultat d'une décomposition qui a lieu dans le corps odorant, dont certaines particules se détachent et, au moyen de l'air, qui leur sert de vé

hicule, viennent se mettre en communication avec l'organe de l'odorat. Or, ces diverses perceptions, soit qu'on les considère isolément, soit qu'on les envisage dans leur ensemble, nous ramènent toutes à l'idée de pluralité, et par conséquent à la nécessité de décomposer les corps pour les connaître; et cette nécessité existe pour le physicien comme pour le chimiste, pour l'astronome comme pour le géographe, pour le géologue comme pour le physiologiste. Car, toutes ces sciences, outre qu'elles s'appliquent à des étendues, à des formes, à des dimensions mesurables, à des mouvements limités dans l'espace, indiquent autant de points de vue de la matière, et réclament par conséquent autant de moyens particuliers d'observation, qu'il y a d'espèces de phénomènes à constater, et autant d'actes d'attention qu'il y a de parties dans l'objet et de rapports à saisir entre elles.

D'après ce qui vient d'être dit, on comprendra que l'analyse dont nous entendons parler ici n'est qu'une analyse descriptive, uniquement destinée à faciliter l'observation. Elle est un moyen d'étude et d'examen, et rien de plus. Quand nous traiterons des principes de la logique, nous aurons occasion d'envisager l'analyse sous un autre point de vue, et d'en appré cier la valeur comme méthode d'invention ou de démonstration. Alors elle ne sera plus simplement une opération servant à répandre la lumière sur des détails pris isolément; ce sera un procédé logique servant à conduire et à guider la pensée, soit dans la recherche d'une vérité, soit dans la solution d'un problème, soit dans la vérification d'une hypothèse. L'analyse descriptive se borne à séparer des éléments unis dans la réalité, afin de s'élever de leur connaissance partielle à la connaissance distincte de l'objet dont ils sont les composants. L'analyse logique combine des idées, dans le but de s'élever, à l'aide des notions déjà acquises, à la connaissance de ce qu'il y a d'inconnu dans une question proposée. Il résulte de cette différence qu'elles n'ont guère de commun entre elles que le

nom.

Condillac, qui les avait confondues l'une avec l'autre, en donne l'explication suivante, qui ne peut s'appliquer évidemment qu'à la première :

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Un premier coup d'œil, dit-il, ne donne point d'idée des choses qu'on voit. Pour s'en former des idées, il les faut observer l'une après l'autre, et pour les concevoir telles qu'elles sont, il faut que l'ordre successif dans lequel on les observe, les rassemble dans l'ordre simultané qui est entre elles. Par ce moyen, l'esprit peut embrasser une grande quantité d'idées, parce qu'en observant ainsi, il décompose les choses pour les recomposer; il s'en fait des idées exactes. Cette décomposition et recomposition est ce qu'on nomme analyse. L'analyse de la pensée se fait de la même manière que l'analyse des objets sensibles. >>

Tout cela serait parfaitement vrai, si l'auteur, au lieu de ne voir dans cette double opération qu'un seul procédé, l'analyse, y avait vu deux procédés bien distincts, l'analyse et la synthèse. Du reste, on ne peut décrire plus fidèlement la marche de l'esprit humain dans l'observation scientifique. C'est bien réellement ainsi que la science procède, en présence des objets qu'elle cherche à connaître. L'exemple que cite Condillac à l'appui des règles qu'il vient de poser développe encore mieux sa pensée. Il place l'observateur en présence d'une vaste campagne. Le premier coup d'œil lui fait voir l'ensemble. Mais ce premier regard ne lui donne qu'une idée vague et confuse. S'il veut avoir un souvenir exact de cette campagne, il faut qu'il l'examine et la regarde avec ordre. Mais quel sera cet ordre. « La nature, dit Condillac, l'indique elle-même; c'est celui dans lequel elle offre les objets. Il y en a qui appellent plus particulièrement les regards: ils sont plus frappants, ils dominent, et tous les autres semblent s'arranger autour d'eux. Voilà ce qu'on observe d'abord, et quand on a remarqué leur situation respective, les autres se mettent dans les intervalles chacun à leur place. On commence donc par les objets principaux : on les observe successivement, et on les compare pour juger les rapports où ils sont. Quand par ce moyen on a leur situation respective, on observe successivement tous ceux qui remplissent les intervalles, et on les compo mǝhacun avec l'objet principal le plus prochain, on en détermine la position. Alors on démêle tous les objets dont on a saisi la forme et la situation, et on les embrasse d'un seul

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