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QUATRIEME PARTIE.

DE LA NATURE DU SUJET PENSANT.

Tout, dans l'âme humaine, tend à l'unité; tout en elle vienten dernière analyse s'ordonner et s'harmoniser dans l'unité. L'unité, voilà la loi suprême de l'esprit humain, dont toutes les autres ne sont en quelque sorte que les corollaires. Nous l'avons prouvé, en montrant comment, d'une pluralité d'impressions dans les organes, résulte dans l'esprit l'unité d'idée et de sentiment; comment, d'une pluralité d'idées résulte dans le langage l'unité de jugement comment, d'une pluralité de jugements combinés selon certaines règles, et déduits les uns des autres, résulte dans le raisonnement et dans la démonstration l'unité de conséquence; comment la faculté d'association groupe nos souvenirs et nos conceptions, pour les ramener également, sous les auspices de la raison, à l'unité de la pensée, de la phrase et du discours; comment, d'une pluralité de volitions dans l'âme et de mouvements dans le corps résulte l'unité d'intention, de but et d'action; comment enfin la même loi de simplification nous force de rattacher la pluralité indéfinie des faits internes aux facultés où ils ont leur principe, aux puissances qui les engendrent. Pour compléter notre démonstration de cette grande loi d'unification, il nous reste à prouver que la triade humaine se résout elle-même dans la simplicité absolue de la substance pensante, dans l'unité indivisible du moi. En un mot, la pensée, malgré l'innombrable variété de ses formes, et précisément à cause de cette innombrable variété, est incompatible avec un sujet multiple et composé, et ne peut se développer, sous l'empire de la logique, et comme expression et image de la vérité, que dans l'unité et par l'unité. Nous avons donc à démontrer dans cette quatrième partie que l'être sensible, intelligent et libre est un ; que ce qui sent, connaît et

veut en lui, est un seul et même moi; un en trois, comme Dieu lui-même, mais avec cette différence qu'il est une seule personne en trois facultés, et non une seule substance en trois personnes.

CHAPITRE Ier.

EXISTENCE DU SUJET PENSANT.

L'existence de la substance corporelle n'est plus sérieusement contestée. Rien de plus réel que la matière pour ceux qui nient aujourd'hui la spiritualité du sujet pensant. La matière est même pour eux la seule réalité. Mais le scepticismeet la manie des systèmes n'ont respecté aucune vérité, et l'existence des corps a eu ses contradicteurs aussi bien que l'existence des esprits. Comme ces deux questions sont liées intimement l'une à l'autre, nous nous attacherons d'abord à réfuter, en peu de mots, les objections de Berkeley et de Hume.

ARTICLE Ier. Existence de la substance corporelle prouvée par l'existence même des modes et des propriétés de la matière.

Selon Berkeley, rien de plus obscur que l'idée d'une substance étendue. Il soutient que par les sens nous ne percevons autre chose que des qualités sensibles, et nullement l'existence et la substantialité d'un objet sensible; et qu'admettre un mode corporel, distinct et indépendant de nos sensations, c'est se créer une pure chimère. Locke avait dit avant lui que l'idée de substance ne peut être une idée simple, qu'elle n'est qu'une collection ou une combinaison d'idées simples que nous rapportons à un sujet supposé. Berkeley n'avait nié le monde des corps que pour établir le monde spirituel sur les ruines de l'empirisme. Hume et Condillac vont plus loin. Ils nous apprennent que les corps comme les esprits ne sont que des collections de sensations, attendu que, ne connaissant les esprits et les corps que par nos sensations, la notion de corps, comme celle d'esprit, n'est que la notion de plusieurs sensations ou de

plusieurs phénomènes réunis. Donc, suivant eux, affirmer la substance, c'est affirmer une chose dont nous ne pouvons avoir aucune connaissance, puisque la perception soit, interne, soit externe, ne nous en dit absolument rien. Et c'est ainsi qu'ils arrivent à ce terme où, le monde physique et le monde intellectuel s'écroulant à la fois, la sensation règne seule audessus des abîmes du néant.

Mais d'abord, il est faux que nous n'ayons aucune notion de la substance ou de l'être. Car cette notion est dans tous les esprits, et dans l'esprit de ceux mêmes qui prétendent n'en avoir aucune connaissance; et elle a son expression dans toutes les langues. En second lieu, il est faux que le mot substance signifie pour nous la même chose que les mots collection de phénomènes. Des collections, dit M. Royer Collard, ne sont pas des êtres. Tout le monde comprend cela; tout le monde distingue la substance des phénomènes qui la manifestent, l'étre de ses modes, la qualité du sujet qui la supporte. Enfin, il est faux que les objets de la perception extérieure et de la conscience soient les seules choses dont nous ayons notion. Tout le monde croit aux rapports des nombres, ainsi qu'aux rapports des principes à leurs conséquences, puisque tout le monde calcule et raisonne, même les sceptiques et les sensualistes. Or on calcule et on raisonne avec la raison, et non avec les sens ex◄ ternes et le sens intime. Nous ne pouvons, il est vrai, décrire les corps que par leurs qualités apparentes, et nous ne les connaissons que par les propriétés qui affectent nos sens; mais la raison, ce troisième moyen de connaître, dont les sensualistes voudraient ne tenir aucun compte, nous dit que ces qualités supposent nécessairement quelque chose, qu'elles qualifient et en qui elles résident, que ces propriétés se lient ou se rattachent à quelque chose qui en est le soutien. En un mot, je ne crois pas plus invinciblement à l'existence des phénomènes sur le témoignage de mes sens, que je ne crois, sur le témoignage de ma raison, à la vérité de ce principe, que tout phénomène et toute collection de phénomènes, que tout mode et toute collection de modes se rapporte à une substance.

Qu'est-ce que nous entendons en effet par corps ? Un corps, pour tout homme qui se rend compte de ses idées, c'est ce qui

est étendu, tangible, impénétrable, coloré, mobile; c'est ce qui a les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur; c'est ce qui est solide, liquide, fluide, etc. Un corps n'est donc ni l'étendue, ni la forme, ni la solidité, etc. Ce ne sont là que des qualités qui n'ont d'existence que dans le sujet auquel elles adhèrent, que dans l'être auquel elles appartiennent, et qui séparées de cet être par l'abstraction n'ont plus dans leur isolement qu'une existence idéale. Un corps n'est pas l'étendue; car l'étendue moins la substance ne serait que l'étendue intelligible, et l'étendue intelligible n'est pas l'étendue matérielle. Ce n'est pas non plus la forme; car la forme moins la substance ne serait qu'une pure conception de l'esprit, et une forme purement idéale n'est pas une forme matérielle et tangible. Ce n'est pas non plus la solidité; car la solidité peut devenir liquidité, la liquidité fluidité. Or, sous ces changements, sous ces phénomènes qui paraissent et disparaissent, il y a quelque chose qui demeure; et ce qui demeure, ce qui est stable au milieu de ces variations de la forme, de l'étendue et de la densité, c'est précisément le corps, c'est la substance matérielle. Les corps, en tant qu'entités substantielles, ne sont donc pas perçus par les sens, dont chacun, pris à part, ne nous atteste que celle des propriétés de la matière avec laquelle la nature l'a mis en rapport. Mais ce qui est tout aussi incontestable que le témoignage de nos sens, c'est que nous ne percevons jamais l'une ou l'autre de ces propriétés sans la rapporter à quelque chose qui n'est pas elle et que nous concevons comme ne pouvant pas ne pas exister sous les apparences ou phénomènes qui nous la révèlent. Ce quelque chose, c'est l'être, c'est la substance, qui existe pour celui qui la nie comme pour celui qui l'affirme; car on peut bien la nier par système, mais on ne peut pas ne pas la concevoir comme quelque chose de nécessaire.

ARTICLE II. - Existence de la substance pensante, prouvée par l'existence même des modifications de la pen

sée.

La matière existe réellement, et elle est autre chose qu'une

collection de qualités. Elle a l'existence substantielle, et non pas seulement l'existence phénoménale. C'est ce que reconnaissent aujourd'hui la généralité des philosophes matérialistes. Ils se bornent donc à nier la réalité de la substance spirituelle, soit en soutenant que ce qu'on appelle âme, esprit, n'est qu'une force, une collection de facultés, soit en prétendant que le sujet qui pense en nous n'est autre chose que le cerveau, ou tout au plus une harmonie résultant de l'accord de certaines parties corporelles.

Du reste, ils admettent la réalité des phénomènes de la pensée, comme ils admettent la réalité des modifications de la matière. Mais d'abord, puisqu'ils trouvent légitime de conclure l'existence des corps, de l'existence des phénomènes corporels, en vertu du principe que tout attribut suppose nécessairement un sujet d'inhérence, pourquoi trouvent-ils illégitime de conclure, en vertu du même principe, l'existence des esprits de l'existence des phénomènes de la pensée ? Le rapport nécessaire des phénomènes sensibles à la substance corporelle n'est pas plus évident que le rapport nécessaire des phénomènes intérieurs à la substance spirituelle. Il n'y a pas plus de raison pour affirmer l'un que pour affirmer l'autre. La pensée suppose un être pensant, comme l'étendue et l'impénétrabilité supposent un être étendu et impénétrable. Si l'on nie la réalité de l'être pensant, il faut nier la réalité de la pensée elle-même. Car la pensée n'est pas plus évidente à la conscience que le moi pensant. Je ne puis affirmer l'une sans l'autre; et j'affirme effectivement l'une et l'autre, au même titre et sur le même témoignage, quand je dis je pense.

Nous ne répondrons pas pour le moment à ceux qui font de la pensée une propriété ou une fonction de la masse encéphalique, ni à ceux pour qui l'esprit n'est que l'harmonie des principaux organes du corps. Quant à ceux qui considèrent l'âme comme une force, ou comme une collection de forces ou de facultés, nous répondrons qu'une force n'est qu'un attribut qui ne se soutient pas tout seul, qu'une qualité qui suppose nécessairement un être en qui elle réside et qui la mette en action; et qu'une collection de facultés ne serait qu'une pure idéalité, sans la substance à laquelle elle se rattache. Point

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